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Comment notre environnement sonore influence nos choix

Logos sonores de grandes marques, musique d’ambiance dans les gares et les grands magasins, annonces dans le métro… Notre environnement sonore, «genré» et socialement façonné, politiquement marqué, influence nos choix et notre perception.

Tuîuîuîuîuîuî dam-dam ; tuîuîuîuîuîuîuî dam-dam ; tuîuîuîuîuîuîuî dam-dam.» Il est 7 heures. «Alpha» se lève comme chaque matin sur le rythme de la mélodie de son réveil, conçue expressément en mode majeur pour stimuler des affects joyeux dans le cerveau. Debout, «Alpha» s’apprête à passer une journée ordinaire. Direction, la bouche de métro la plus proche de son domicile pour se rendre au travail. Sur son chemin, une chemise soigneusement cintrée attire son attention. Il fonce à l’intérieur du magasin, happé par les rythmes saccadés d’un morceau de jazz que le propriétaire de cette friperie style «années 1950» diffuse en boucle. Vite, «Alpha» reprend son chemin initial vers la bouche de métro. Devant le tourniquet, il glisse son ticket. Un «diiiiiiiing» lui signale que ce dernier est valide. Le tourniquet passé, un agressif et cacophonique «tîîîîîîîîît» lui indique la fermeture imminente des portes. Il saute dans la rame.

Les réactions comportementales provoquées par le son sont plus rapides que par l’image. Cela prend une fraction de seconde.

On aura deviné qu’«Alpha» est un personnage fictif. Il a pourtant la vertu de mettre en relief l’environnement sonore qui orchestre notre quotidien, lequel, lui, est bien réel. «Tous ces sons et environnements de notre quotidien partagent le fait d’avoir été composés. Derrière leur grande disparité, ils relèvent de ce que l’on nomme le design sonore», indique Juliette Volcler, autrice de deux ouvrages de référence en la matière, Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore (La Découverte, 2017) et L’Orchestration du quotidien. Design sonore et écoute au XXIe siècle (La Découverte, 2022).

A première vue anodins, aléatoires, neutres, les sons qui rythment nos mouvements, guident nos pas, orchestrent notre quotidien, seraient substantiel- lement politiques, soutient la chercheuse en «sound studies».

Capitalisme sonore

Le design sonore se définit, techniquement, comme la conception des sons et des environnements. Culturellement, il compose le cadre auditif complexe et entremêlé dans lequel nous évoluons au quotidien, tant à travers l’ambiance d’une rue que le bip d’un automate ou la sonnerie d’un portable. Contrairement aux images, intimement associées dans l’imaginaire collectif à la «société du spectacle», et donc à une disposition passive du spectateur, le son a longtemps été perçu comme un medium d’émancipation. Il nous extrairait d’un gigantesque siècle de saturation visuelle, nous libérerait du bruit, permettrait des décentrements inespérés, des nuances jusqu’ici ignorées, une sensibilité accrue aux autres et à soi. Bref, un nouveau rapport au monde, plus sain, plus vertueux.

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«Le son peut être source de manipulation autant que l’image, tranche Juliette Volcler. Dans de nombreux cas, cet avènement de sons ciselés participe d’un accaparement toujours plus invasif des moindres interstices de notre attention, poursuit la guerre économique par d’autres moyens que l’image et transforme un peu plus le réel en décor – en décor qui attend quelque chose de nous. Le capitalisme, en somme, redécouvre le son.»

Dans The Soundscape of Modernity (Le paysage sonore de la modernité), l’historienne Emily Thompson a démontré comment le capitalisme a découvert le son dans les trois premières décennies du XXe siècle, modifiant si radicalement le paysage sonore des Etats-Unis que, «en 1933, la nature du son aussi bien que la culture de l’écoute ne ressemblaient à rien de connu jusqu’ici».

A partir des années 1930 émerge «la psychoacoustique», la filière scientifique fondatrice de la plupart des usages actuels du son. Cette science de la perception sonore a défini, après avoir étudié les pratiques auditives américaines au début du XXe siècle, une oreille type et une «écoute moyenne» «Au XXIe siècle, le son fait l’objet d’un investissement nouveau de la part d’acteurs capitalistes, qui visent ainsi à renouveler le battage publicitaire et le suivi comportementaliste», rappelle Juliette Volcler.

Nouvelle terre promise

L’investissement du son par le marketing et les sciences comportementales auditives épouse plusieurs formes. Parmi elles, la conception d’une «identité sonore» pour les marques. Il s’agit de l’équivalent auditif du logo, qui se décline dans les annonces, les musiques d’attente au téléphone ou la bande-son des publicités. Directeur général de Sixième son, agence française qui domine le marché de l’identité sonore à l’échelle internationale, Laurent Cochini connaît intimement l’importance des enjeux en œuvre. «Notre objectif est d’offrir à nos clients une incarnation sonore et musicale pour que leur marque soit d’abord mieux identifiée, mais aussi mieux comprise et mieux aimée. Le son est un levier majeur dans la communication. Les réactions comportementales provoquées par le son sont plus rapides. Cela prend une fraction de seconde. Par exemple, à l’intérieur d’un véhicule, il a été prouvé et démontré que le stimulus sonore éveille le cerveau plus rapidement que l’image, même en n’étant pas vraiment concentré.»

Mozart n’a pas d’effet répulsif scientifiquement mesuré sur les mammifères humains de moins de 25 ans.

Pourquoi les professionnels de la communication regardent-ils désormais le son avec les yeux de Chimène telle une nouvelle Terre promise? «Une fois l’environnement visuel surchargé, d’autres vecteurs sensoriels ont été mis à contribution – avec un effet de surprise au départ, et certainement de saturation à moyen terme, contextualise Juliette Volcler. Pour le public, cette audibilité nouvelle des objets sonores peut permettre de mobiliser activement et de façon plaisante et instructive un sens jusque-là moins sollicité, de découvrir des produits ou des usages culturels.»

Néanmoins, entre le son et l’image, la pratique consumériste se montre identique. «Le discours marketing associe aujourd’hui le son à la modernité, en lui faisant jouer le rôle de manifester notre inclusion dans une bulle numérique censément personnalisée, de nous guider et de nous assister dans les moindres gestes du quotidien. Il étend en réalité notre dépendance aux technologies, notre centrage sur nous-mêmes et, paradoxalement, notre incapacité à écouter les environnements que nous traversons», déplore l’autrice de Le Son comme arme (La Découverte, 2011).

L’«ami» des transports

L’identité sonore n’est pas l’unique création née du laboratoire auditif. Les gares ferroviaires et les stations de métro demeurent de loin le véritable champ de bataille sonore. Là se joue l’essentiel. Communiquer des informations aux voyageurs, signaler des alertes, gérer les flux des voyages, signifier au voyageur que son ticket est valide (par un plaisant «diiiing») ou invalide (par un agressif «tîîîîîît») … autant d’enjeux où le son se révèle un atout aussi décisif que puissant. Compagnies ferroviaires et organismes de transport public s’y appuient à souhait.

Ici, la musique d’ambiance occupe une position de choix. Dans les gares, elle fait l’objet d’une sélection soigneusement méditée. Marianne Hiernaux, porte-parole de la SNCB, énumère trois rôles majeurs. «Nous installons régulièrement des pianos dans les gares. L’objectif est de provoquer un effet d’apaisement chez les voyageurs. C’est un moment suspendu de bonheur», se félicite-t-elle. Les deux rôles suivants sont toutefois plus incisifs, voire problématiques. «A Malines par exemple, nous lançons la musique classique dans le parking. Cela crée un environnement sécurisant, plus apaisé. Enfin, dans la gare d’Anvers-Central, nous utilisons des bandes de musique classique à certains endroits de la gare, à certaines heures, surtout le soir, pour éviter l’errance de « certaines bandes de jeunes ». Cela donne des résultats probants» assure-t-elle, insistant sur les guillemets.

Une politique sonore à l’égard de laquelle ses confrères de la STIB prennent leurs distances. «A mon arrivée en avril 2020, j’ai supprimé la mesure qui consistait à diffuser la musique classique pour faire fuir les jeunes, confirme Pascal Lison, responsable de l’information aux voyageurs. Aujourd’hui, il nous arrive encore d’en passer, mais d’une manière totalement aléatoire, pas uniquement le soir, et en aucun cas dans le but de dissuader quiconque de circuler dans nos stations.»

De quoi une telle politique sonore est-elle le signe? «Mozart n’a pas d’effet répulsif scientifiquement mesuré sur les mammifères humains de moins de 25 ans, ironise, non sans agacement, Juliette Volcler. En revanche, la musique d’ambiance assume depuis son industrialisation dans les années 1930 un rôle disciplinaire: faire travailler plus vite, manger plus lentement, reposer, stimuler, attirer, faire fuir. Aucune magie ici, mais l’exploitation de la musique pour délivrer un règlement informel de l’espace.»

Habits de sons

A côté des gares, les magasins de prêt-à-porter, eux aussi, portent une attention soutenue à leur choix de musique d’ambiance. «On essaie de l’adapter à notre offre», confie la gérante d’un magasin d’une marque raffinée de streetwear. Ici, on propose du haut de gamme, on s’adresse particulièrement aux jeunes de 25 à 40 ans, donc on proposera surtout une musique urbaine, branchée, un peu de pop, un peu de RnB. Cela met le client dans l’ambiance.»

En effet, les magasins de vêtements pour jeunes utilisent souvent une musique rythmée, mixée, pour signaler quelle clientèle ils souhaitent attirer et quelle perception de l’enseigne ils souhaitent véhiculer (dynamique, à la mode, positive). Les boutiques de plus grand standing auront recours à la musique classique, avec des pauses entre les pistes comme lors de l’écoute d’un concert: la clientèle visée est aisée, calme, mature. «Ces usages de la musique se fondent très largement sur des préjugés culturels et sociaux, selon lesquels la vaste catégorie des jeunes serait trop peu raffinée pour apprécier Mozart. A vrai dire, quand sa musique est mal diffusée, elle pourrait aussi bien faire fuir la plus grande mélomane», analyse Juliette Volcler.

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Indépendamment du cas de figure où la musique cible les jeunes, il est établi que l’industrie de la musique d’ambiance se fonde sur un marketing de l’efficacité du son pour orienter les comportements. Sauf qu’«en réalité, cette efficacité demeure très relative hors des conditions de laboratoire et la musique n’est pas entendue de façon identique par les auditeurs selon leur culture sonore, leur position sociale et leur affect du moment.

La musique d’ambiance participe néanmoins, aux côtés d’autres artefacts sensoriels, de la création d’un environnement orienté vers la consommation: elle délivre en quelque sorte un règlement informel de l’espace traversé, quels types de personnes, quels comportements et quels usages y sont attendus», poursuit Juliette Volcler.

Nous demeurons toutefois libres de contester ce règlement, mais la musique d’ambiance participe ainsi d’une pression sociale exercée sur celles et ceux qui l’entendent. Et aujourd’hui, il existe une tendance commerciale aux sons doux et moelleux, arrondis et «suspendus», empreints d’accords majeurs qui seraient porteurs d’harmonie.

La musique délivre en quelque sorte un règlement informel de l’espace traversé. Nous demeurons toutefois libres de contester ce règlement.

Plus audibles, les voix féminines?

Retour en gare. Ici, la musique d’ambiance n’est pas la seule note qui compose la partition qui rythme l’atmosphère. Les voix qui précèdent les annonces dans les haut-parleurs relèvent également d’un choix où peu de place est laissée au hasard. Dans les gares de la SNCB, on peut compter sur quatre voix. Une francophone, une néerlandophone, une autre anglophone et une dernière germanophone. Toutes féminines. «C’est le simple fait du hasard», nous jure la porte-parole de la SNCB. «Les voix des femmes, plus aiguës, se font mieux entendre dans les espaces où l’on retrouve de fortes réverbérations. Une voix grave serait complètement inaudible», justifie Pascal Lison.

En effet, dans une perspective psychoacoustique, les sons aigus ont d’abord été privilégiés pour une meilleure audibilité de la communication dans un bruit de fond situé dans les basses (notamment, donc, les environnements industriels ou bruyants). Cela étant, «les filtres permettent depuis longtemps de ne laisser passer, quelle que soit la tessiture vocale, que les fréquences mediums et hautes. La perspective sociologique prend ici le relais, puisque les rôles d’assistance, de domesticité et d’attention aux autres, considérés comme subalternes, ont historiquement été assignés aux femmes. C’est ainsi qu’aujourd’hui, les enceintes connectées parlent également majoritairement avec une voix féminine», rétorque Juliette Volcler qui n’entend pas l’argument de nos compagnies de transport d’une bonne oreille.

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Le paradoxe reste toutefois que cette surexposition féminine dans l’assistance aux voyageurs contraste avec la sous-représentation des femmes dans les métiers du son. En 2000, une enquête de l’Audio Engineering Society (AES) établissait qu’environ seulement 5% des métiers du son étaient occupés par des femmes ; une autre enquête de l’AES, en 2016, affirmait que seulement 7% de ses membres étaient des femmes (ce à quoi la Women’s Audio Mission a répondu la même année que ce pourcentage était surévalué).

«Plus de 90% des sons que nous entendons au quotidien à travers les médias, l’industrie culturelle et le design d’objets, ont été composés par des hommes. Les environnements bâtis, qui définissent l’espace public sonore, ont, eux aussi, longtemps été conçus exclusivement par des hommes. Si les professions d’architectes et d’urbanistes atteignent désormais une parité numérique dans certains pays, des déséquilibres forts demeurent dans le déroulement des carrières», note Juliette Volcler.

Or, comment cela influe-t-il sur les sons que nous entendons? «Dans le design sonore commercial, au cinéma notamment, par la préséance d’une culture sonore masculine voire viriliste, fondée sur les effets spectaculaires et les prouesses technologiques. Dans les environnements bâtis, par le champ libre laissé aux usages dominants, masculins, de l’espace public sonore, et par l’inaudibilité des usages minoritaires.»

Avant l’émergence des éclairantes études des « sound studies », peu auraient parié que le son serait traversé par tant d’aspects politiques.

Le son sera-t-il le nouveau terrain de luttes politiques? Il y a quelques années encore, avant l’émergence des éclairantes études des «sound studies», peu auraient parié que le son serait traversé par tant d’aspects politiques. Mais derrière tous ces enjeux, demeure une question de fond: comment composer un paysage sonore éthique et démocratique? Comme dit le compositeur et chercheur Henry Torgue, il s’agit de prévoir des espaces non aménagés qui favorisent l’improvisation collective. Ne pas tout remplir ou tout laisser remplir mais, au contraire, organiser la biodiversité sonore et apprendre à écouter.

Aussi, l’espace public sonore devrait-il être reconnu comme un bien commun et abordé démocratiquement comme tel. Enfin, comme le plaide Juliette Volcler, il convient que «l’urbanisme soit pensé en matière d’équité acoustique entre les habitantes et habitants d’un même espace urbain, mais aussi à l’égard des autres espèces animales». Vaste projet.

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