Carte blanche

La lecture, un passe-temps en déclin?

« Je ne parle pas des SMS, de ces quelques lignes sous une photo postée sur Instagram, des mots inspirants qui retiennent notre attention pendant quelques secondes, arrachés à notre temps réservé aux événements futurs, toujours importants, ou d’un commentaire simpliste sur Facebook, destiné à nous challenger, c’est-à-dire susciter, de préférence, le plus de likes possible. Je veux dire les livres, fussent-ils électroniques, ces objets qu’il faut feuilleter, souvent de droite à gauche, contrairement à notre habitude quotidienne de bouger notre index (avec défi) de bas en haut », écrit Margareta Hanes, docteur en philosophie politique à la VUB. .

Lire des livres demande des efforts, à la fois physiques (ce n’est pas facile de rester assis, sans aucune distraction) et mentalement. Pas forcément un effort conscient, comme quand on est prêt à faire du jogging et qu’on sait qu’on va devoir faire un effort. Nous courons et en une demi-heure nous avons terminé. L’effort est limité dans le temps. Dans le cas de la lecture, c’est plutôt un effort inconscient qui envahit subtilement nos heures et nos journées, prêt à nous submerger. L’effort s’attarde. Plus nous lisons, plus nous pensons que nous devrons travailler plus dur. Et nous préférons ne pas nous embêter. Nous croyons, c’est-à-dire nous savons, qu’en quelque sorte, en lisant, nous perdons le contrôle du temps, si précieux qu’une fois perdu nous ne pourrons pas le récupérer. Le temps diminue, notre moi se rétrécit, comme si quelque chose nous était enlevé. Nous nous sentons mal à l’aise. Le moi tourbillonne, submergé de mots, de phrases, qu’il faut digérer et prendre en compte. Parfois même des jours, des semaines à la fois. C’est comme si ouvrir un livre et le parcourir dérangeait notre commodité. C’est trop, trop compliqué, trop inutile.

Il ne s’agit pas forcément de l’envie de lire. Nombreux sont ceux qui se targuent de ne pas lire de livres, de ne pas posséder cette envie ‘inutile’ d’occuper leur temps, de s’embarrasser de quelque chose qui bride leur routine quotidienne. La lecture est pour eux en dehors du quotidien. C’est redondant. Parfois, ils se moquent aussi de ceux qui veulent lire ou acheter des livres. Ils ne prennent même pas la peine d’entrer dans la librairie avec eux, comme s’ils ne voulaient pas s’imprégner eux-mêmes du monde des livres. Ils préfèrent l’effervescence de l’immédiateté sans poids.

Il s’agit plutôt de ceux qui veulent lire (plus), mais ne peuvent pas. Le désir est assidu, la volonté a un goût pour l’oisivité. Ils collectionnent des livres, qu’ils achètent avec une joie enfantine, chaque fois convaincus d’avoir acheté ce livre spécial, qui vaut la peine d’être dévoré. Ils le parcourent au hasard, consciencieusement. La lecture est un délice, surtout en librairie, même si c’est temporaire. Ils prennent un autre livre, et fièrement, trophée à la main et promesses solennelles de trouver la concentration et le temps nécessaires, ils quittent satisfaits la librairie.

Kafka disait qu’un livre doit être comme “une hache qui brise la mer gelée en nous”, qu’il doit nous piquer, blesser. On ne devrait peut-être pas aller aussi loin, à chaque fois. Il n’est pas toujours nécessaire d’être frappé par un livre pour l’apprécier. Nous n’avons pas toujours à souffrir. Les livres doivent être comme les gens que nous rencontrons. Certains nous ennuient, mais peut-être que dans ces moments d’ennui, dans ce statique existentiel, trouvons-nous notre authenticité. D’autres, au contraire, nous extasient, mais tout aussi vite ils peuvent nous épuiser. D’autres nous donnent de la joie par leur simple présence. Les livres sont comme ces instants fugaces de joie, de tristesse, d’indifférence. Ce sont des points de couleur et de taille distinctes dans la peinture pointilliste qu’est notre vie.

Pourquoi lit-on moins? C’est peut-être parce que nous n’avons pas la volonté de nous engager complètement dans quelque chose, qui, même s’il est éphémère, nous donne aussi la perception de la continuité. Le livre nous oblige à ralentir, à nous arrêter dans le présent, à prolonger le temps. Le livre a du poids. Mais nous préférons être pris dans le tourbillon de la vitesse, de la discontinuité, de la légèreté. Plus on fait vite quelque chose, ou plus de choses en même temps, plus on a l’impression que notre vie est plus pleine, plus intense, plus ronde. Malheureusement, c’est juste le temps qui passe, nous courons après.

On aime les livres, mais on ne peut pas toujours leur être fidèles. Cela demande trop de temps, d’acuité mentale, de concentration, de diligence, de patience. On les aime, mais hélas, pas assez pour se laisser absorber par quelque chose qui nous incite à nous ancrer dans le présent et à réfléchir.

Pourquoi lit-on moins? Parce qu’être à l’aise est beaucoup plus facile. Mais aussi parce que nous manquons de l’imagination nécessaire pour transcender notre quotidien, entrer dans d’autres mondes et, par conséquent, enrichir nos vies.

Margareta Hanes, docteur en philosophie politique à la VUB

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