Caroline Lamarche

Le post-scriptum de Caroline Lamarche: rêve ou cauchemar?

Caroline Lamarche Écrivaine belge

Une fois par mois, l’écrivaine belge sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.

Quiang, 12 ans, est mort. Non du sida qui ravage son village, mais d’une tomate empoisonnée déposée par un villageois voulant punir son père d’avoir orchestré le scandale du sang contaminé dans cette province reculée du Henan. Quiang est mort et il parle. Il parle de son grand-père qui a tenté en vain d’avertir les villageois piqués par des aiguilles souillées afin de vendre leur sang pour sortir de la misère. Il parle de son père qui, après s’être enrichi grâce à la collecte du sang, continue en vendant des cercueils. Il raconte son village moribond avec une objectivité et une tristesse d’outre-tombe.

Quiang, le jeune mort qui raconte, est la voix de l’auteur Yan Lianke (1958), récipiendaire, en 2014, du prestigieux prix Franz Kafka et dont plusieurs livres sont interdits en Chine. Cet opus de quatre cents pages (1), où une histoire abominablement vraie acquiert le souffle du mythe, est à redécouvrir trois ans après l’apparition du Covid. Le trafic dont parle Yan Lianke, organisé à l’échelle nationale et relayé par les autorités locales, a laissé exsangue sa province natale, une des plus pauvres du pays. Là où les journalistes étaient interdits d’accès, Yan Lianke a écrit un roman foisonnant au terme duquel, en postface, il dit se retrouver comme «un puits tari». C’est qu’il s’est saigné aux quatre veines – la métaphore n’est pas usurpée – pour livrer cette dénonciation. La nature même, frappée par une canicule inédite et décimée par l’abattage des arbres en vue de la fabrication de cercueils, a été dévorée par ce désastre. Un désastre aux couleurs du cynisme et du mépris d’une population instrumentalisée jusqu’à la mort, mais aussi de la dignité et du courage si l’on considère le personnage principal, à savoir le grand-père. Conscient à l’extrême du malheur des siens, il agit sans relâche tandis que son petit-fils mort raconte. Ainsi progresse la narration par laquelle Lianke nous immerge dans ce monde dévasté. Un monde pas si lointain, finalement, si l’on considère que le scandale du sang contaminé a touché bien d’autres pays à l’époque. Mais dans la Chine d’alors, on faisait taire les victimes. Et dans la Chine d’aujourd’hui, il a fallu des manifestations monstres pour qu’on cesse d’enfermer, en vue de l’inatteignable zéro Covid, une population entière.

Isabelle Wéry, partie en Chine entre 2017 et 2019, a publié ses impressions dans un bref récit écrit pendant la pandémie. «Six mois en Chine», dit-elle, pour annoncer la couleur, celle d’un récit écrit «en fast vite motion» où les émotions se bousculent, histoire de nous secouer, de nous donner envie de la connaître, cette Chine d’avant le Covid. Une Chine urbaine, grouillante, bizarre par ses odeurs, ses saveurs, riche, surtout, de ses habitants curieux de cette visiteuse décomplexée, rieurs comme elle. Six mois: le temps d’un coup de cœur qui nous introduit à une masseuse d’oreilles, un vendeur de crabes, un homme qui lit dans les mains, une éditrice féministe… et même à Yan Lianke, «auteur empêché», à qui l’autrice écrit une lettre.

(1) Yan Lianke, Le Rêve du village des Ding, traduit par Claude Payen, Picquier Poche 2009, 393 p.
(1) Yan Lianke, Le Rêve du village des Ding, traduit par Claude Payen, Picquier Poche 2009, 393 p. © National

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