Joseph Ndwaniye

Bruxelles, capitale des navetteurs et des galériens (chronique)

Joseph Ndwaniye Infirmier et écrivain.

Les études parlent de 40 minutes en moyenne pour rejoindre la capitale. Mais ce que la statistique gomme, le navetteur le paie en minutes arrachées à sa vie quotidienne.

Chaque matin, Bruxelles absorbe une marée humaine venue de Flandre et de Wallonie. Une procession disciplinée, presque religieuse, qui, en voiture, en train ou à vélo, avance au rythme des wagons, des embouteillages et des injonctions des applications de mobilité. Durant mes études, puis dans mes fonctions actuelles, j’ai dû me rendre régulièrement à Liège, Charleroi, Namur… De quoi comprendre ce que signifie réellement «se rendre à Bruxelles». Les études parlent de 40 minutes en moyenne pour rejoindre la capitale: quarante minutes à contempler le dos d’un inconnu ou les phares d’une berline prisonnière du ring. Mais cette vérité arithmétique, quand il s’agit du train, exclut le trajet entre la gare et la destination finale. Bus capricieux, correspondances improbables, attentes interminables… Tout cela double facilement le temps total. Ce que la statistique gomme, le navetteur le paie en minutes arrachées à sa vie quotidienne.

L’attrait pour Bruxelles s’explique par le nombre d’emplois et les salaires plus élevés. Revers de la médaille: le prix des logements qui deviennent inaccessibles. Résultat: une Belgique à géométrie pendulaire. Un fonctionnaire croisé sur un quai bondé résume la philosophie du survivant: un salaire bruxellois, télétravail jeudi-vendredi. Mais ce compromis s’accompagne d’un pacte tacite: fatigue chronique, correspondances absurdes, logistique familiale rongée par les minutes perdues, et l’impression diffuse d’offrir chaque jour une part de soi au dieu Mobilité.

Et puis, il y a les grèves. Le mois dernier, pas n’importe lesquelles: celles des 24, 25 et 26 novembre. Trois jours qui resteront dans la mémoire traumatique des navetteurs. La Belgique s’est réveillée sans trains, ou presque: service squelettique, métros de la Stib en mode aléatoire, aucun bus n’est sorti du dépôt le 26 au matin. Charleroi-Bruxelles devenait expédition polaire, Liège-Bruxelles acte de foi logistique. On avançait au radar: un train pouvait circuler ou se volatiliser de l’affichage. Tout ressemblait à un jeu vidéo mal codé où chaque déplacement tenait du pari existentiel. Les plus prévoyants dégainaient les plans B: covoiturage improvisé, voiture sur un ring transformé en tapis roulant immobile, vélo sous la pluie froide de novembre. Au mieux, on arrivait au bureau essoré; au pire, on constatait qu’on aurait mieux fait de télétravailler, si le patron n’était pas lui-même coincé entre deux échangeurs saturés.

Pendant ce temps, moi, résident bruxellois, j’ai la prétention de traverser la ville en vingt minutes. Un luxe fragile, rongé par la congestion chronique, les métros capricieux, les bus en retard, les correspondances élastiques. Voilà trois décennies que je navigue dans ce chaos organisé. On parle de solutions: moderniser le réseau vieillissant, renforcer la robustesse des transports publics, offrir des logements abordables, assouplir le télétravail. Sur le papier, tout est séduisant. Dans la réalité, les projets sont lents, coûteux, plombés par une gouvernance hésitante. En attendant, chaque matin, les navetteurs continueront de défiler, héroïques et résignés, tandis que Bruxelles leur offrira son éternelle promesse: des emplois diversifiés, des salaires supérieurs à la moyenne… et des trajets adaptés et raisonnables.

Tout ressemblait à un jeu vidéo mal codé où chaque déplacement tenait du pari existentiel.
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