Sébastien Boussois

L’Europe doit-elle vraiment financer la défense de l’Ukraine ?

Sébastien Boussois Docteur en sciences politiques et spécialiste du Moyen-Orient.

Pour Sébastien Boussois (ULB), l’Europe est allée « trop vite, trop loin » dans le soutien financier à l’Ukraine face à la Russie, alors qu’elle n’est pas capable de protéger ses citoyens de la flambée des prix de l’énergie.

Qui pensait, il y a neuf mois, que l’Europe sortirait renforcée de la guerre en Ukraine ? Certes, elle a peut-être grandi et s’est ressoudée, grâce message de solidarité et d’unité apporté par les Etats-membres de l’Union européenne et l’Otan face au Kremlin. Mais pas renforcée. Il était illusoire d’imaginer qu’en s’engageant dans un soutien financier et militaire à l’Ukraine, les Européens auraient non seulement les moyens de la durée mais également de l’intensité. Brandir l’étendard de la liberté et de la démocratie a un coût aujourd’hui devenu exorbitant.

A ce stade, l’Union européenne a financé la guerre russo-ukrainienne, dont il faut mentionner qu’aucun des protagonistes n’est membre d’un quelconque de nos clubs, à hauteur de 20 milliards d’euros. La liste des équipements militaires envoyés à Kiev dépasse tout entendement, à tel point que certains pays de l’Union, dont la France, se retrouvent en pénurie de munitions. Fallait-il ne pas le faire ? Il faut avoir les moyens de ses ambitions et, aujourd’hui, il y a fort à craindre que les Européens paient cher à long terme, en plus de la crise énergétique et économique engendrée par la guerre voulue par Poutine, son engagement financier en Ukraine. Donc la question reste en suspens.

C’est en cela que, à l’inverse de ce que certains esprits bien-pensants pleins de bons sentiments humanistes défendent depuis le 24 février dernier, l’Europe est sur la voie de l’appauvrissement et de l’affaiblissement dans le tourbillon de cette guerre. Un jour, ce sera peut-être même l’effondrement. En sortiront clairement renforcés les Etats-Unis et le bloc oriental, de pays moins ou pas du tout investis directement dans le conflit. Le problème de l’Occident interventionniste en général est son assurance de rendre service (et par là même de croire maintenir son leadership civilisationnel), quitte à se mettre en danger de mort au nom d’idéaux et de valeurs, certes louables mais totalement suicidaires. Aux effets persistants de la Covid-19, va s’ajouter pour longtemps la stagflation qui pourrait même conduire à la récession rapide sur le continent. Les prix des produits alimentaires comme de l’énergie explosent. Idem pour ceux des matières premières depuis des mois.

Nous savons que nous sommes coincés et ne pouvons plus nous retirer et tout arrêter du jour au lendemain sans faire une croix sur tout ce que nous avons donné depuis février

L’Europe a les moyens de financer l’Ukraine, et d’y envoyer des armes, mais pas de bloquer les prix de l’énergie de manière efficace. Les premières victimes sont déjà les citoyens européens qui paient cher « leur » engagement sans qu’on leur ait d’ailleurs jamais demandé. Cela n’aurait pas été un problème si la guerre s’était réglée en un ou deux mois. Mais nous n’en voyons plus la fin. Et nous savons que nous sommes coincés et ne pouvons plus nous retirer et tout arrêter du jour au lendemain sans faire une croix sur tout ce que nous avons donné depuis février. Il est sûrement déjà trop tard pour se reprendre.

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Il y a déjà des gagnants. D’abord les Etats-Unis, bien sûr, qui ont apporté le plus gros tribut en termes de soutien à l’Ukraine depuis le 24 février. Mais Washington ne se met pas vraiment en danger, contrairement à l’Europe. La guerre reste, comme de nombreuses guerres où se sont impliqués les Etats-Unis, relativement lointaine ; et contrairement à nous, ils cherchent des mécanismes compensatoires. En se présentant comme un fournisseur de gaz incontournable pour son allié européen, tout comme la Norvège, le Qatar et l’Azerbaïdjan notamment, l’Amérique voit son intérêt avant tout : faire payer au prix fort son gaz, même au continent où la guerre fait rage. Cela peut paraître totalement surréaliste, mais malgré les demandes européennes, Washington continue à faire payer plein pot son énergie. Dès 2023, à la place de la Russie, ce sont bien les Etats-Unis qui deviendront le premier fournisseur de gaz de l’Union européenne. La boucle est bouclée.

Un pays « frère » qui refuse donc de négocier en échange de notre investissement dans ce conflit. Et un pays qui donne, grâce à « The Inflation Reduction Act 2022 », le pouvoir aux Etats-Unis de défendre leurs entreprises contre l’inflation, et ce même si cela doit leur donner un avantage concurrentiel face aux Européens. Le président français Macron se déplace prochainement outre-Atlantique pour justement tenter de faire adoucir ce texte.

Surtout lorsque l’on sait, comme un article de The Economist l’expliquait récemment, que le prix élevé de l’énergie pourrait tuer cet hiver plus d’Européens que la guerre en Ukraine. Mais Washington n’en a cure, car seule compte la raison d’Etat. Nous devrions en prendre parfois de la graine.

Certains affirment que laisser la Russie faire contre l’Ukraine nous aurait coûté plus cher. Nous ne voyons pas beaucoup d’arguments concrets qui peuvent à ce stade étayer cette thèse. Tout cela vaut bien sûr tant que Vladimir Poutine ne s’attaquait pas à l’Union européenne et à l’OTAN directement. Là, ça aurait été sûrement un autre combat. Nous sommes partis trop tôt, trop loin, sans raison d’Etat penser. Ces précieux mois où notre intégrité n’était pas touchée aurait permis aux Etats d’éponger davantage la crise énergétique que nous traversons. Qui peut croire que tant d’argent ait été déversé et que, dans le même temps, nous n’ayons plus d’argent pour la survie de nos propres citoyens qui paient cher l’adhésion à ces fameux clubs qui sont censés nous défendre, nous avant tout ?

Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, chercheur Moyen-Orient et  relations euro-arabes/ terrorisme et radicalisation, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism)

Le titre est de la rédaction. Titre original: « Et si les conséquences de la guerre en Ukraine faisaient plus de mal aux Européens que la guerre elle-même ? »

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