Y’a pas d’joie pour l’héritier

Georges El Assidi, le majordome du  » Fou chantant « , ne savait pas ce qui l’attendait lorsqu’il est devenu, il y a dix ans, son légataire universel. Mal armé pour gérer une telle fortune, attaqué par la famille de l’artiste,  » roulé  » par un escroc, il se trouve aujourd’hui sur la paille.

C’est une croix aux branches évasées, une croix cathare, d’après Georges El Assidi, qui la porte autour du cou enfilée sur une fine chaîne d’or. Ce bijou lui a été donné par Charles Trenet, tout à la fois son employeur, son père de substitution et son idole. En vérité, le chanteur avait voulu s’en débarrasser ; la croix cathare lui flanquait des allergies en haut de la nuque. Mais Georges savait que les irritations étaient plutôt causées par les lotions capillaires teintantes dont l’artiste, vieillissant mais toujours coquet, abusait. Un petit secret qu’il a bien du mal à confier, de peur d’entacher la mémoire du  » Fou chantant « . Car Georges n’a qu’un dieu, et ce dieu c’est Trenet.

Quand il s’est présenté, cette semaine, devant les magistrats du tribunal de Créteil (Val-de-Marne), Georges El Assidi, un grand brun à l’élégance soignée, n’a pas oublié son pendentif. Par superstition, mais surtout parce qu’il symbolise le lien qu’il a entretenu avec l’artiste pendant plus de vingt ans. Et c’est précisément sur ce lien que les juges auront à se prononcer. Est-il bien l’héritier du chanteur ? N’a-t-il pas cherché à capter la succession par des man£uvres frauduleuses comme l’ont, un temps, affirmé la demi-s£ur de Trenet et son neveu ? Les enquêtes pénales ont d’ores et déjà blanchi le majordome, mais il reste la justice civile, qui rendra son verdict dans moins d’un mois.

Une première étape. Car, pour jouir de la succession de Charles Trenet, Georges El Assidi devra, encore, affronter un sulfureux homme d’affaires qu’il accuse, à son tour, d’avoir capté le précieux héritage. A eux seuls, les droits d’auteur oscillent aujourd’hui encore entre 500 000 et 700 000 euros par an. Ainsi va la vieà La Mer reste l’un des titres les plus diffusés dans le monde, mais Georges El Assidi en est, pour l’heure, réduit à vivre du Revenu de solidarité active, soit moins de 500 euros par mois.

La mort de leurs mères les rapproche

Son incroyable histoire débute par un décès. Le 19 février 2001, Charles Trenet meurt à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, à 87 ans. Le  » Fou chantant  » laisse derrière lui un beau patrimoine immobilier, avec, notamment une résidence à Aix-en-Provence et une autre, baptisée Le Bateau, à Antibes-Juan-les-Pins (voir l’encadré page 84). Cette dernière, évoquant un paquebot, a été dessinée par le chanteur lui-même. Les deux propriétés et les droits d’auteur produits par les chansons de Charles Trenet reviennent à Georges El Assidi.

La rencontre entre l’artiste et son futur majordome remonte à la fin des années 1970 :  » Des amis m’avaient emmené chez lui, il avait besoin de quelqu’un pour gérer les soucis du quotidien et je suis rentré à son service « , raconte Georges, qui, à l’époque, vient de terminer son service militaire. Un drame personnel similaire rapproche les deux hommes. Peu après leur rencontre, leurs mères décèdent à quelques semaines d’intervalle, celle de Charles Trenet – qu’il vénérait – s’éteignant même dans les bras du nouveau secrétaire. Rapidement, Georges s’occupe de tout. Il conduit les luxueuses voitures dont Charles Trenet est friand, va chercher les contrats chez les éditeurs ou les maisons de disques, prend les rendez-vous… D’un caractère aimable, le secrétaire particulier supporte les sautes d’humeur d’un artiste qui peut se montrer très dur avec son entourage, d’ailleurs fort réduit. Charles Trenet n’a pas de famille, hormis un demi-frère et une demi-s£ur issus du second mariage de son père. Aussi, au décès de l’artiste, personne ne s’étonne de ses dernières volontés enregistrées chez un notaire en bonne et due forme. Georges est son seul héritier et aucune protestation ne s’élève alors.

Paradoxalement, c’est El Assidi lui-même qui va, au départ, se mettre dans le pétrin. La gestion des résidences, de leurs gardiens, les obligatoires mouvements d’argent et les projets de musée Trenet assaillent un homme que rien n’avait préparé à cette charge. D’autant que l’Etat lui réclame 60 % de l’ensemble, comme le prévoit la loi pour un héritier qui n’appartient pas à la descendance ou à la famille. Georges signe donc un très gros chèque – plusieurs millions d’euros à l’époque – et se trouve confronté à de redoutables problèmes de comptabilité. Il a engagé d’importants travaux afin de moderniser Le Bateau, les banques montrent les dents, bref, il est aux abois. C’est alors que des amis l’orientent vers un conseiller financier qui, disent-ils, peut régler toutes les difficultés. Nous sommes en 2006 et l’ex-homme de confiance de Charles Trenet va commettre l’une des plus grosses bêtises de son existence.

Majoritaire en parts, minoritaire en voix

Le sympathique et souriant Maurice K. lui présente, il est vrai, une solution miraculeuse.  » Nous allons créer une société dont vous serez actionnaire majoritaire « , propose l’homme d’affaires à Georges. L’héritier sera ensuite salarié par cette nouvelle structure tandis que les résidences deviendront des fondations dédiées à Trenet. La société doit également gérer les droits d’auteur qu’il s’agit, selon le très convaincant Maurice K., d' » optimiser « .

 » Je n’ai pas été suffisamment vigilant « , se reproche aujourd’hui Georges El Assidi. Le majordome n’a pas vu, à l’époque, que l’arrangement proposé par le sémillant Monsieur K. était pour le moins cousu de fil blanc. Un exemple : dans la société de droit danois mise en place, l’héritier du chanteur, majoritaire en parts, est minoritaire en voix, tandis que tout conflit entre actionnaires doit se traiter devant un tribunal arbitral situé au Danemark avant d’être soumis à la justice françaiseà Très vite, l’héritier de la fortune de Charles Trenet se rend compte que rien de ce qui a été promis ne se réalise : les résidences sont laissées à l’abandon ou squattées, les défraiements annoncés se font attendre.  » Il n’a jamais touché un seul centime « , relève son avocate, Me Hélène Bureau-Merlet. Convaincu d’avoir été berné, il porte plainte devant une juridiction civile. Mais la justice le renvoie devant la chambre d’arbitrage danoise, comme le stipulent les documents qu’il avait trop rapidement paraphés. Du coup, il lance en 2007 une autre plainte, au pénal cette fois, et son avocate fait consigner les 700 000 euros de droits d’auteur annuels auprès du bâtonnier de l’Ordre de Paris en attendant la résolution de l’affaire.

Las ! Tandis qu’il commence à livrer bataille contre son étonnant conseiller financier, Georges El Assidi se voit subitement accusé d’avoir profité de l’âge avancé de son mentor pour lui extorquer un testament en sa faveur. Lucienne Fille, la demi-s£ur de Charles Trenet, et Wulfran Trenet, le fils de son demi-frère Claude, portent successivement plainte contre lui en 2008 et en 2009 pour  » abus de faiblesse, captation d’héritage « . Cerise sur le gâteau, un certain Michel Paradis, Canadien de son état et âgé d’une soixantaine d’années, fait savoir qu’il est le fils caché du chanteur – qui l’aurait secrètement conçu avec une actrice célèbre à Montréal, Lise Roy – et qu’à ce titre il a droit lui aussi à sa part du gâteau. Il réclame plus de 4 millions d’euros.

Des plaintes inspirées par l’ex- » conseiller financier « 

Charles Trenet ayant été incinéré, il sera difficile d’établir si Michel Paradis est bien du sang de l’artiste. Il serait intéressant, en revanche, de savoir si cette idée saugrenue ne lui a pas été soufflée. Car, derrière les plaintes, les enquêtes policières vont mettre au jour les éléments d’une subtile manipulation dont le principal auteur apparaît, au fil des auditions, comme étant Maurice K., le mystérieux conseiller financier que Georges El Assidi poursuit pour escroquerie.

Le 27 novembre 2009, une capitaine de la police judiciaire du Val-de-Marne se présente au domicile de Lucienne Fille. Elle vient interroger la demi-s£ur de Charles Trenet que le majordome poursuit, à son tour, pour dénonciation calomnieuse.  » Pourquoi avez-vous accusé El Assidi de captation d’héritage ?  » Et Lucienne de raconter comment cette idée, qui ne l’avait pas effleurée lors du décès du chanteur, lui a été suggérée avec habileté par l’homme d’affaires avec lequel Georges El Assidi était en bisbilles.  » Georges est un imposteur, j’en ai la preuve, il faut que je vous voie. Je suis à Antibes dans la villa de Charles, je vous réserve des billets d’avion « , lui avait-il annoncé en préalable. Sur place, Maurice K. déploie le grand jeu. Il affirme à Lucienne Fille que le testament comportait un codicille en sa faveur que le majordome a fait disparaître. Il propose même de payer l’avocat antibois chargé de mener une action en justice et assure que le but de cette plainte est de récupérer les droits d’auteur afin d’alimenter une Fondation Trenet. Maurice K. prend soin de préciser que le fils de Lucienne, alors sans emploi, aurait un poste dans cette sociétéà

L’ex-conseiller répète la man£uvre auprès de Wulfran Trenet, le neveu du chanteur, fils de son demi-frère.  » Vous savez, quand quelqu’un comme Maurice K. vous harcèle tous les jours en vous disant que Georges a escroqué Charles Trenet et que c’est une honte de ne rien faire, vous finissez par le croire et vous acceptez de le suivre « , expliquera ensuite le neveu à l’enquêtrice. La justice française, après enquête, n’a pas donné suite aux accusations lancées contre le majordome, et cela avant même de connaître la vérité sur la manipulation menée par Maurice K. Seule demeure, pour l’heure, la partie de la procédure initiée à Créteil devant la justice civile par Lucienne Fille et Wulfran Trenet, mais le piège a été bien près de se refermer sur le trop confiant Georges El Assidi. Peut-être son bienfaiteur aurait-il dû l’avertir du cadeau empoisonné qu’il lui faisait. Fils d’un notaire de Narbonne, Charles Trenet n’ignorait pas les déchirements qui accompagnent les successions. Le  » Fou chantant  » en avait même fait une chanson :  » Il y eut un héritage dans la rue des Trois-Mages, un vieux marchand de fromages était mort sans enfants. Ses voisins, ses voisines, ses cousins, ses cousines, au fond d’une cuisine, se partageaient gaiement la table de son père, la montre de son frère, le fauteuil de sa mère, la pendule à coucouà  » Son titre ? L’Héritage infernal. Prémonitoire.

LAURENT CHABRUN

Les résidences sont laissées à l’abandon ou squattées, les défraiements annoncés se font attendre

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire