Wikipedia a soif de (re)connaissances

Emmanuel Paquette Journaliste

Pour ses 10 ans, l’encyclopédie en ligne gratuite voudrait entrer au Patrimoine mondial. Et le cinquième site du Web rêve de nouvelles conquêtes : Inde, Chine, Afrique…

Des centaines de millions de personnes le visitent chaque mois. Pourtant, ce monument ne se trouve sur aucune carte, et pas une route n’y mène. Impossible, cependant, de manquer cette tour de Babel du savoir humain érigée par 100 000 participants bénévoles du monde entier. Wikipedia, encyclopédie en ligne entièrement gratuite, sans publicité, et rédigée par des volontaires motivés par le seul partage de la connaissance, fête ses 10 ans. Pour célébrer cet anniversaire, elle cherche à devenir le premier bien numérique à entrer au Patrimoine mondial de l’Unesco.

 » Ce serait une forme de reconnaissance « , estime Jimmy Wales, fondateur du site et administrateur de la fondation Wikimdia, qui collecte les fonds. Ce quadragénaire américain, devenu l’une des stars d’Internet, sillonne le monde, de conférence en conférence, pour parler de sa création.  » Après tout, Wikipedia est un projet humain et universel au même titre que la muraille de Chine ou les pyramides d’Egypte. « 

Rien de moins. Et pourtant cette demande suscite des critiques au sein des contributeurs. Certains y décèlent un risque de figer dans le marbre un site en perpétuel mouvement.  » Au contraire, cela rend la démarche d’autant plus originale qu’il s’agit d’un objet culturel d’éducation « , estime pour sa part Asaf Bartov, responsable de la fondation Wikimedia pour les pays du Sud.

D’autres n’y voient aucun intérêt, tant ce projet, devenu la cinquième destination sur Internet la plus visitée au monde, a déjà gagné sa légitimité et n’a nul besoin d’être adoubé par une institution, si prestigieuse soit-elle.  » Certes, cette proposition est séduisante, mais nous ne sommes pas menacés de disparition. Je ne comprends pas le sens de cette démarche « , avoue Adrienne Alix, présidente de Wikimédia France.

Et pour cause, la fondation a pu récolter des sommes d’argent de plus en plus importantes auprès de nombreux donateurs ces trois dernières années. Son budget annuel est passé de 9 millions de dollars à 17 millions, pour finalement atteindre 20 millions en 2011. Quelque 260 000 donateurs ont mis la main à la poche – de simples anonymes aux plus grandes sociétés comme Google, Microsoft ou encore la fondation Omidyar, du nom du fondateur du site de commerce eBay.

Une somme bien supérieure aux besoins de la fondation : avec une quarantaine de salariés, elle dépense à peine 10 millions de dollars par an. Elle s’appuie sur plus de 30 relais à l’international, associations qui fonctionnent en toute indépendance, et se chargent d’animer la communauté dans chaque pays et de nouer des partenariats avec des musées et bibliothèques.

Les fonds recueillis sont utilisés pour la gestion, la technique, la comptabilité et, pour partie également, reversés aux associations, qui peuvent à leur tour embaucher. La France comptera dans quelques jours sa première salariée et trois autres personnes devraient la rejoindre d’ici à la fin de l’année.

18 millions d’articles rédigés dans plus de 280 langues

L’idée d’intégrer Wikipedia au Patrimoine mondial émane de l’association allemande. Mais ce processus va être long. Une pétition doit d’abord recueillir un maximum de signatures. Un dossier de candidature réalisé par des étudiants de l’université Cottbus, de Brandebourg, va être bouclé d’ici à cet automne, puis devra être présenté par un pays.  » Cette démarche consiste à susciter un débat au sein de notre communauté sur ce que doivent être le site et son évolution dans les dix années à venir, souligne Catrin Schoneville, de Wikimedia Allemagne. Ce sera également l’occasion pour l’Unesco de s’interroger sur ses critères de sélection, définis à une époque ou Internet n’existait pas. « 

Pour appuyer sa demande, Wikipedia peut se prévaloir de 18 millions d’articles rédigés dans plus de 280 langues différentes. Et ce n’est qu’un début. Le site cherche à étendre son influence dans des régions où sa présence est encore faible, comme en Chine et en Afrique.  » Nous comptons ouvrir cette année en Inde. Ce sera le premier bureau de la fondation Wikimedia en dehors des Etats-Unis, annonce Jimmy Wales. Notre objectif est de toucher les deux tiers d’internautes issus des pays en développement en proposant le plus de traductions possible. « 

Voilà à peine dix ans, nul ne pouvait prévoir le succès d’un projet reposant uniquement sur le volontariat. A ses débuts, les internautes qui souhaitaient écrire, en 2000, sur l’ancêtre Nupedia devaient faxer leur diplôme avant de soumettre leur contribution à des experts pour validation. Ce fut un échec. Jimmy Wales décida alors de changer radicalement de méthode en utilisant la technologie des wikis, qui permet à n’importe quel visiteur d’une page Web de la modifier à sa guise.

L’internaute qui vandalise une page peut être bloqué

Cette fois, le site décolle mais, avec la multiplication des contributions, les erreurs se produisent, involontairement ou volontairement. Très vite, un processus de modération, fondé sur la réactivité des participants placés sous le contrôle d’administrateurs, permet de veiller au grain. La communauté peut réagir, modifier rapidement une définition, accéder aux versions antérieures d’un article, voire bloquer un internaute qui tente de vandaliser une page.  » Dans la moitié des cas, il nous faut moins de deux minutes pour remettre l’ancienne version en ligne, et généralement la plupart des problèmes sont réglés en moins d’une journée « , explique Rémi Mathis, administrateur pour Wikipédia France.

En se développant, le site s’est également fait des ennemis. En premier lieu, les encyclopédies traditionnelles payantes, qui ne goûtent guère cette concurrence du gratuit. Google, ensuite, qui a tenté de lancer un service rival, Knol, mais également des professeurs, qui soulignent son manque de fiabilité alors que les élèves l’utilisent, voire en recopient des extraits dans le cadre d’exposés. Pour s’attirer les bonnes grâces du corps professoral, un programme vient de voir le jour.  » Il s’agit de réaliser un travail pédagogique auprès des étudiants pour leur apprendre à s’en servir, explique Adrienne Alix. Un second volet concerne les universités, pour recruter de nouveaux contributeurs. « 

Un programme qui pourrait également servir d’autres plagiaires : journalistes, hommes politiques, et même écrivains, à l’instar de Michel Houellebecq. L’auteur de La Carte et le territoire, pris la main dans le sac, a finalement accepté de faire figurer ses remerciements à Wikipedia sur les prochains tirages de son livre. La mésaventure prouve que le site, bien connu du grand public, aimerait désormais gagner plus de reconnaissance et de respect. De tout le monde.

EMMANUEL PAQUETTE

 » Certes, cette proposition est séduisante, mais nous ne sommes pas menacés de disparition « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire