Walking on the moon

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : Bernard Delvaux, l’administrateur-délégué de la Sonaca.

« Mais où est Bernard Delvaux ?  » s’interroge sa secrétaire – passablement affairée – en montant et descendant les escaliers du siège de la Sonaca. Pas de panique : elle promet de revenir dès qu’elle l’aura retrouvé. Au milieu d’un hall pas très glamour, des ouvriers, tout en bleu, se croisent : c’est le shift des équipes de la mi-journée. Les uns courent pour arriver à l’heure, les autres chantonnent en sortant des locaux. L’ambiance est bonne, nous sommes à Charleroi. Difficile pourtant d’imaginer que ce petit immeuble, construit avec des matériaux bon marché, abrite le siège de l’un des fleurons de l’industrie aérospatiale mondiale : la Sonaca. Dirigé depuis Gosselies, ce petit groupe – aujourd’hui présent aux quatre coins du monde (Brésil, Chine, Canada…) – emploie pourtant plus de 2 500 travailleurs et constitue une des fiertés de l’industrie wallonne.

Pile à l’heure, Bernard Delvaux débarque. Et, mèche au vent, vient à votre rencontre. Grand, carrure imposante – des années de tennis intensif -, halé, démarche pressée, il invite à prendre place dans un bureau d’une extrême sobriété. Des murs nus, un lino un peu triste, quelques maquettes d’avions… Le décor et les couleurs rappellent un bâtiment administratif tout droit sorti des années 1980.  » Un jour, vous verrez, ce sera vintage « , s’amuse-t-il.

En attendant, parlons d’art, donc. Curieux et bon joueur, le CEO – sans cravate dans son costume bleu – enchaîne non sans humour :  » Si vous cherchez un néophyte, sans aucune expérience en histoire de l’art et même pas collectionneur, vous frappez à la bonne porte.  » Peu expansif mais pas timide, il feuillette avec attention un catalogue d’art à la recherche d’une oeuvre dont il a oublié le nom mais qui lui plaisait énormément. Au passage, il s’arrête plusieurs fois sur celles qu’il trouve  » top « , au contraire de celles qu’il juge  » fatigantes  » en se demandant parfois ce qui a bien pu passer par la tête de l’artiste.

On en profite pour évoquer son parcours professionnel qui, sans mauvais jeu de mot, tient plus de Y a-t-il un pilote dans l’avion ? que de La vie est long fleuve tranquille. Responsable de la transformation (entendez privatisation) de Belgacom durant cinq ans avant d’enfiler les gants de numéro deux à la Poste durant quatre ans, c’est avec succès que Bernard Delvaux accompagne les deux entreprises publiques alors en pleine révolution. En 2008, il récidive pour la Sonaca, une entreprise de sous-traitance aéronautique qui, à l’heure de la crise financière, affichait plus de 136 millions net de pertes. C’est peu dire qu’il a le chic pour se trouver au plus mauvais moment, au plus mauvais endroit. Sept ans plus tard pourtant, l’homme est toujours aux commandes et l’entreprise vole de plus en plus haut, affichant un résultat net supérieur à 25 millions d’euros.

La beauté de l’inutilité

Sa première oeuvre :  » la bétonneuse « , de Wim Delvoye.  » Ah celui-là, je le trouve génial ! Car franchement : que peut-il y avoir de plus banal et de plus vulgaire qu’une bétonneuse ? Arriver à sublimer un objet pareil en lui apposant cette finesse gothique, c’est quand même extraordinaire ! J’aime beaucoup cette démarche, même si je n’aime pas toute l’oeuvre de Wim Delvoye. L’art agressif et provocant, certains trouvent ça super ; moi, je n’aime pas beaucoup. Ce qui me touche, avant tout, c’est plutôt la dimension positive d’une oeuvre d’art. J’aime qu’elle m’apaise, qu’elle m’éblouisse.  »

Celui qui prétend ne rien y connaître surprend alors, en se baladant, mains dans les poches, dans l’oeuvre de Wim Delvoye. Il enchaîne sur Cloaca, qu’il trouve  » vulgaire « , et sur les fameux cochons tatoués en reconnaissant l’idée originale mais la démarche très vite  » obsolète « .  » C’est un peu le problème de la modernité : elle se laisse finalement vite dépasser. Mais la bétonneuse, c’est différent. Ça, c’est top ! Il y a un contraste terrible entre sa fonctionnalité et l’inutilité totale de toutes ces décorations gothiques. Cette oeuvre ne sert à rien mais elle est si belle. Inconsciemment, il y a sans doute mon côté ingénieur qui se manifeste même si je me dois d’admettre que Delvoye a une créativité unique, c’est évident.  »

Turay et un monde si vaste

Il a la voix douce, Bernard Delvaux. Et constante.  » Je n’ai pas de culture de l’art et je n’ai jamais intellectualisé mes choix mais j’aime les choses qui me font réfléchir. Celles qui me posent une question, pas nécessairement complexe, mais qui permettent à mon esprit de vagabonder. Parce que je suis très curieux « , admet-il avec enthousiasme.  » Tout m’intéresse. Mederic Turay, par exemple : je l’ai découvert à Marrakech, ville que j’adore et où je me rends très souvent. Ici encore, c’est le contraste qui me plaît : Marrakech est tantôt moyenâgeuse, avec sa médina, tantôt extraordinairement arrogante et jet-set. Ce qu’on retrouve très bien dans Sharing Couscous. « Sa deuxième oeuvre préférée donc.  » C’est un style très Basquiat (NDLR : Jean-Michel Basquiat, artiste néo-expressionniste américain, 1960-1988), autour de ce plat populaire qui évoque la tradition. Pour moi, Turay fait quelque chose d’au moins aussi bien que Basquiat ! Il est peut-être moins novateur mais son travail a tout autant de valeur.  »

 » Basquiat, c’est quoi ? « , interroge soudain Bernard Delvaux.  » Vingt millions de dollars, c’est dingue ! Que ce soit comme investissement ou pour enrichir une collection, ce ne sera jamais mon approche. Si j’achète une oeuvre d’art, ce n’est pas pour la mettre au mur six mois puis m’en lasser. Non, j’ai envie qu’elle reste très longtemps. C’est justement ça la différence entre une grande oeuvre d’art et une autre : la possibilité de pouvoir la regarder avec des yeux différents et d’y découvrir à chaque fois quelque chose de nouveau.  »

Mais Mederic Turay ne touche pas le patron de la Sonaca que par son oeuvre.  » Son histoire m’intéresse aussi : d’origine ivoirienne, il vit à New York et, à l’occasion d’un voyage à Marrakech, il est amené à réinterpréter la tradition africaine à la lueur de sa propre modernité, avec une certaine agressivité. Toutes ces cultures, ça me fascine.  » C’est peu dire : l’étranger, ça a toujours été sa passion.  » Toujours ! La plus belle année de ma vie, c’est d’ailleurs celle que j’ai passée à l’Insead (NDLR : l’Institut européen d’administration des affaires, une business school mondiale). Cette expérience a véritablement changé ma vision du monde. Travailler avec d’autres étudiants, issus de 50 nationalités différentes, quelle ouverture ! C’est une richesse extraordinaire et ça donne confiance en soi. Très vite on se rend compte que, même avec des backgrounds différents, on a tous un peu le même genre de problèmes : l’autolimitation de nos ambitions. Avec une formation d’ingénieur, on a tendance à croire que la seule chose que l’on puisse faire c’est de vendre des produits qu’on conçoit ou qu’on fabrique. Or, en réalité, l’économie est beaucoup plus grande que ça. Dans notre business, par exemple, il fallait se rendre compte qu’il était stupide de se limiter à la Belgique, nous devions voir « mondial ». Finalement, ce n’est pas si compliqué que ça. D’autres l’ont bien fait.  »

La lumière d’un autre Delvaux

Troisième artiste inestimable : un autre Delvaux. Paul.  » Je vis avec lui depuis que je suis tout petit. Il m’a toujours un peu suivi ou précédé. D’abord à cause de son nom. Et parce que mon père, ingénieur lui aussi, s’appelait Paul Delvaux. Je précise que, comme pour la maroquinerie, nous ne sommes pas plus apparentés « , sourit-il. » Mais ce peintre a surtout été une voie d’accès vers l’art : comme pour beaucoup de choses dans la vie, il faut bien commencer quelque part. Moi, c’était avec cette reproduction de La gare forestière, qui était accrochée dans le bureau de mon père. Je n’aime pas particulièrement l’univers de Delvaux mais la lumière de ce tableau me séduit terriblement. D’autant qu’on ne retrouve pas, comme dans beaucoup de ses oeuvres, ces fameuses femmes nues. Je ne les trouve pas laides, ni déplacées, mais cette nudité est trop agressive pour moi, je m’en lasserais.  »

L’homme qui semble se lasser rapidement ne se fatigue pourtant pas de son job. Et c’est l’oeil pétillant qu’il évoque Sonaca Aircraft : un projet 100 % maison, qui verra l’entreprise concevoir, réaliser et assembler de petits avions biplaces. Une première pour l’entreprise qui jusqu’ici conçoit et produit des pièces pour les gros avions des autres (Airbus, Dassault, Bombardier…).

Même si l’exercice l’amuse beaucoup et qu’il trouve la conversation  » non menaçante « , Bernard Delvaux réfléchit quelques instants lorsqu’on lui demande à quoi l’art peut-il bien servir. Il pousse le parallèle à la musique, sa passion et, d’un air juvénile, confie :  » Je suis un dingue de rock. Je m’y connais d’ailleurs assez bien (il écoute plus d’une centaine d’albums par an) mais au-delà du fait que la musique a un effet direct sur mon humeur, sa grande force, c’est indéniablement sa portabilité. C’est important : sans musique, j’aurais du mal.  » Oui mais : l’art, à quoi ça sert ? Pensif, il se cale sur le dossier de sa chaise et reprend :  » Sans doute à échanger, à communiquer son plaisir ; pour l’artiste aussi, je pense. Tout le monde cherche une façon d’exister mais, la création, c’est une façon remarquable et très honorable d’exister dans la durée. Heureusement que je n’ai pas l’ambition d’exister au-delà de ma propre existence, car je n’ai pas ce talent-là.  »

Petite pause. Puis, un peu décontenancé :  » Ma façon à moi d’exister, c’est d’avoir de l’impact sur ce que je fais. M’impliquer dans un projet et le faire marcher, ça c’est mon truc. C’est passionnant d’offrir des perspectives de développement aux gens, de leur permettre de se projeter dans l’avenir. Le monde économique change tellement plus vite que nous… Et si les travailleurs ne voient pas leur place dans ces changements, tout s’arrête. C’est la gifle. Je me préoccupe beaucoup de l’avenir de « notre société », c’est sans doute une approche un peu différente des autres, mais je crois beaucoup en l’humain. Un peu comme Kennedy qui disait, début des années 1960 : « Avant la fin de la décennie, l’homme marchera sur la lune. » Il a fait travailler des milliers de personnes et, en 1969, les Américains l’ont fait ! C’est un bel exemple de dynamique positive, ce qui nous manque totalement aujourd’hui. Je plaide pour des réformes un peu plus fondamentales de notre société, pour des projets d’envergure mais avec une place pour chacun. Ce qui manque un peu.  »

Time is over : 90 minutes, pile, se sont écoulées. Bernard Delvaux se lève. Salue. Et reprend son vol. Sa secrétaire va encore avoir des escaliers à gravir.

Dans notre édition du 15 avril : Pascal Vrebos.

Par Marina Laurent – Photo : Debby Termonia

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