Voyage au bout des livres

Lieu inaccessible au grand public, le dépôt légal fête ses 50 ans cette année. Après une longue histoire qui remonte au XVIe siècle, il a été recréé en 1966 pour recueillir tous les livres édités en Belgique, sans aucune distinction, au coeur de la Bibliothèque royale à Bruxelles.

Une forte odeur de papier et d’encre, des travées pleines de bouquins, plongées dans le noir : le lieu est silencieux, presque secret alors qu’il y a tant d’histoires à raconter. Sur plusieurs étages, et quelque 150 kilomètres, le dépôt légal recueille, depuis son rétablissement en 1966, tous les livres édités en Belgique, ou publiés par un auteur belge, sans aucune distinction de style ou de genre. C’est Michel Fincoeur qui en a la charge à la Bibliothèque royale, et il est intarissable sur le sujet.  » Nous recevons toutes les publications. Cela va de la thèse de doctorat au rapport annuel d’une entreprise, en passant par le catalogue d’une exposition au recueil de poésie, publié à compte d’auteur. La loi précise que l’éditeur ou l’auteur belge est tenu de déposer deux exemplaires papier de l’ouvrage publié, mais on ne fait pas de choix, on ne refuse aucun ouvrage pour telle ou telle raison. Si l’auteur ou l’éditeur ne le fait pas, il risque une amende pouvant aller jusqu’à 6 000 euros. « 

Quand on arrive, on y découvre tous les livres qu’on pourrait simplement trouver en librairie, mais à y regarder de plus près, il y en a quelques-uns aussi discrets que détonants, pour ne pas dire autre chose… C’est ainsi le cas d’une revue de caricatures ouvertement islamophobes qui se propose de charrier la charia, rangeant les caricatures de Charlie Hebdo à de gentils jeux d’enfants de choeur. Le conservateur nous demandera de ne pas citer le nom de la revue et ses auteurs, vu le contexte actuel.  » Mais c’est accessible au public. Si quelqu’un connaît le titre, il va pouvoir consulter cette revue. Qui sommes-nous pour l’interdire ? Il y a la loi, mais la loi ne dit rien là-dessus. Nous avons des publications négationnistes, liées à l’extrême droite flamande, dont l’auteur a été condamné par la justice pour propos niant le génocide, mais les publications n’ont pas été interdites. C’est très rare d’avoir de nos jours une publication interdite « , précise Michel Fincoeur.

Un peu plus loin, une autre revue, apparemment sans histoire. Elle date des années 1980 et, en la consultant, on relève qu’elle est accompagnée de photos d’enfants dénudés et fait purement et simplement l’apologie de la pédophilie, en donnant de malheureux conseils pour éviter la justice.  » L’association qui publiait cette revue a été condamnée. Un juge a indiqué que la détention de cette publication était, quant à elle, pénalement répréhensible, et nous, nous l’avons reçue avant le jugement. Nous sommes tenus de la conserver, elle est référencée dans notre catalogue, mais on n’en fera pas la publicité. Et si quelqu’un en fait la demande, nous n’en interdisons pas la consultation, mais dans ce cas précis, et comme il y a un vide juridique, nous mettons un maximum de limites et de barrières avant son accès.  » Mais ces différents cas sont extrêmement rares.  » Cela se compte sur un peu plus que les doigts d’une main, vu l’importance des revues négationnistes par exemple.  »

Ensuite, on retrouve les livres interdits en Belgique sous l’Occupation par les autorités allemandes. Jusqu’en 1941, les Allemands donnent la charge de cette épuration des librairies et des bibliothèques aux Belges. Par la suite, ils publieront une liste d’ouvrages à interdire pour éviter l’incitation à la haine et au désordre.  » Ce n’est pas la même liste qu’en France. Ainsi retrouve-t-on, dans la liste belge, les opus de Charles Maurras et de l’Action française, et ce, pour éliminer tout rapprochement avec la France. Il y a des éditions commentées de Mein Kampf qui sont interdites, comme un certain nombre de livres d’auteurs juifs également « , commente Michel Fincoeur.

Fort heureusement, la Bibliothèque royale ne va pas être épurée  » pour des raisons scientifiques « . Parmi les premiers titres passés au pilon par l’Occupant, un pamphlet de Marcel Thiry, intitulé Hitler n’est pas jeune. En 1940, une commission de la révision des ouvrages classiques voit le jour et va examiner près de 5 000 livres, pour les autoriser à la diffusion ou pas.  » Ces censeurs, une dizaine en tout, lisent tous les manuels scolaires, en se spécialisant par branche, en cochant les passages litigieux. Après rapport, ils demandent d’enlever ces passages, parfois directement dans les écoles.  » A la Libération, on censure à nouveau, mais cette fois, les bouquins parus sous l’Occupation. Ce sera le cas par exemple du Livre interdit de l’auteur Thomas Owen, publié pendant la guerre, qui sera, pour la cocasserie de l’histoire, doublement interdit par la suite.

On continue ce voyage à travers les âges et les livres avant de se retrouver, toujours en parcourant les travées plongées dans la pénombre, devant deux vieilles armoires métalliques, sur lesquelles on distingue, écrit en lettres majuscules, le mot enfer. Une remise dans laquelle on retrouve les ouvrages, d’accès restreint, jugés licencieux ou contraires aux bonnes moeurs  » afin de protéger le personnel de lectures pernicieuses et surtout qu’il ne les donne pas au public « .

Mise à l’index

Pourtant, il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat. Ce qu’on y découvre à l’intérieur ne sent pas le soufre. Par armoire, il y a quatre rayonnages de livres fatigués, souvent reliés de toile. Des livres qui, aujourd’hui, ne suscitent plus la même indignation morale que jadis. Au hasard, les Mémoires de Casanova en dix volumes côtoient la Psychopathia Sexualis d’un certain von Krafft-Ebbing, psychiatre autrichien qui, vers 1886, a inventorié et classifié les anomalies sexuelles. D’autres ouvrages paraissent encore plus innocents comme ce recueil de la revue Bikini, publiée dans les années 1950, où de malicieuses pin-up, à peine dévêtues, lancent leurs oeillades. On y voit aussi un grand album publié dans les années 1970 plein de photos artistiques en noir et blanc. Des hommes nus au torse impeccable et à la moustache virile y enlacent sagement des femmes blondes au visage serein. Toutes aussi nues.  » Quand je suis arrivé à la Bibliothèque royale, j’ai commencé à poser des questions, je me suis heurté à un flou artistique savamment entretenu. Personne ne savait rien ou ne voulait rien savoir. Il n’existait aucune liste exhaustive, aucun écrit sur une quelconque politique de mise à l’index. Sans doute que les gens qui auraient pu en dire plus préféraient se taire de peur de faire apparaître des fonctionnaires responsables et respectés comme des personnes bégueules et moralement rigides. J’ai dû batailler pour conserver ces deux armoires parce qu’elles conservent un intérêt historique et sociologique évident.  »

Plus qu’une mise à l’index, le rejet d’un livre en enfer avait plutôt valeur d’avertissement sur un contenu susceptible de choquer la morale, puisque l’ouvrage était consultable à toute personne qui en faisait la demande. Curieusement, l’enfer comprend une entrée assez récente, datant de la fin des années 1990.  » Un retour de flammes de l’affaire Dutroux « , indique Michel Fincoeur. Un comité interne a jugé que Mes amours décomposées, publié en 1985, dans lequel l’écrivain français Gabriel Matzneff faisait l’étalage de son attirance pour les jeunes garçons et filles, méritait une mention spéciale pour être jeté dans cet enfer de papier.  » Il s’y trouve et cela a fait beaucoup rire l’auteur quand on lui a annoncé la nouvelle.  »

Par Pierre Jassogne

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