Le château de Laeken, appelé alors château de Schonenberg, a été sauvé de la démolition en 1804 par Napoléon qui voulait suivre lui-même toutes les rénovations. © GETTY IMAGES

Visites impériales

APRÈS LE SUCCÈS DE SA PREMIÈRE TOURNÉE DANS NOS CONTRÉES, LES RELATIONS ENTRE NAPOLÉON ET LA BELGIQUE SE SONT SENSIBLEMENT REFROIDIES. IL SÉJOURNERA ENCORE CHEZ NOUS À TROIS REPRISES. CHAQUE FOIS, IL DEVRA CONSTATER QU’ANVERS TARDAIT À DEVENIR LE GRAND PORT DE GUERRE DONT IL RÊVAIT, ET QUE LES TÊTES DURES DE CE PAYS SEMBLAIENT TOUJOURS REGRETTER LES AUTRICHIENS. EN 1804, IL A TOUT DE MÊME SAUVÉ LE CHÂTEAU DE LAEKEN, ALORS PROMIS À LA DÉMOLITION.

En août 1804, quelque temps avant son sacre impérial, Napoléon Ier se trouvait de nouveau en Flandre. S’étant d’abord rendu à Ostende pour inspecter l’état des fortifications en cours, c’est là qu’il prend une importante décision sur le lieu choisi pour son couronnement :  » Si l’église des Invalides s’avère offrir trop peu de place pour dix mille assistants, le couronnement ne peut y avoir lieu « , écrit-il à de Ségur, grand-maître des cérémonies.  » L’absence des députations civiles et militaires serait tout à fait contraire aux convenances de ce grand jour. C’est pourquoi j’estime plus opportun que la cérémonie se tienne à Notre-Dame.  » Il ne repassa pas à Anvers cette année-là, mais son intérêt pour la ville portuaire ne s’était pas relâché pour autant. Dans une note datée du 21 avril, il exprimait encore son mécontentement face à la lenteur des travaux. Un seul vaisseau se trouvait alors en cale sèche, avec cinq cents ouvriers à l’oeuvre, ce qui lui semblait nettement insuffisant. Bruxelles, en revanche, pouvait se targuer d’attendre la visite de l’empereur. Dès le 11 août, les autorités de la ville en étaient avisées par le général Belliard et les préparatifs en vue de l’accueillir allaient bon train depuis lors. A la Monnaie, la loge impériale était rhabillée de pied en cap. Et à la date convenue pour la visite, toute circulation était interdite sur la chaussée d’Anderlecht, la Grand-Place, le Mont des Arts (alors Montagne de la Victoire), et de la rue de la Madeleine jusqu’à la rue Ducale.

Le maréchal Géraud Duroc (1772-1813), habillé pour le couronnement impérial de Napoléon. Duroc s'est vu plus tard confier la réfection du palais de Laeken.
Le maréchal Géraud Duroc (1772-1813), habillé pour le couronnement impérial de Napoléon. Duroc s’est vu plus tard confier la réfection du palais de Laeken.© GETTY IMAGES

LE CHÂTEAU DE LAEKEN

Il apparaît soudain que Napoléon voulait passer au château de Laeken, future résidence du couple royal belge, et ce, pour une raison bien précise : depuis le début de 1804, le château de Schonenberg – comme on l’appelait encore – faisait l’objet d’une attention particulière de la part de l’empereur. Schonenberg avait été bâti entre 1781 et 1785 à l’initiative du duc de Saxe-Teschen et de l’archiduchesse Marie-Christine d’Autriche, qui gouvernèrent les Pays-Bas autrichiens sous le règne de Joseph II. Le château fut racheté en 1803 par des spéculateurs qui étaient sur le point de le démolir pour écouler les matériaux quand Napoléon l’apprit et décida de le sauver. Une bonne partie des arbres du domaine avaient déjà été abattus et toutes les tuiles avaient été démontées lorsque le ministre Maret avait fait savoir au préfet du département de la Dyle que le gouvernement français entendait faire stopper les démolitions et acquérir cette propriété. Juste avant la proclamation de l’Empire, le Premier consul conclut l’affaire pour un montant de 501 207 francs. Il informa aussitôt le général Duroc, gouverneur du palais, que Schonenberg devait être entièrement remis en état et aménagé.  » Je vous autorise à dépenser une somme de 150 000 francs pour les arrangements à y faire par les architectes, et une somme de 350 000 francs pour la meubler « , précisa-t-il.  » Je désirerais que cette maison fût prête à me recevoir à la fin de juillet. Il est bien entendu que l’on arrangera le plus simplement possible tous les grands appartements.  » Duroc reçut en outre l’instruction d’y faire acheminer les meubles et tapisseries dont il pourrait disposer dans les palais de Saint-Cloud et de Paris. La somme de 20 000 francs serait affectée à la bibliothèque, une pièce qui occupait toujours une place privilégiée dans toutes les demeures de Bonaparte.

Napoléon et Marie-Louise lors du lancement du Friedland, le 2 mai 1810, Mathieu-Ignace van Brée, 1810. Ce bâtiment de guerre d'une capacité de quatre-vingts canon est finalement resté à quai, faute de matières premières pour le parachever.
Napoléon et Marie-Louise lors du lancement du Friedland, le 2 mai 1810, Mathieu-Ignace van Brée, 1810. Ce bâtiment de guerre d’une capacité de quatre-vingts canon est finalement resté à quai, faute de matières premières pour le parachever.© GETTY IMAGES

Mais tout cela était bien loin d’être accompli fin août, lorsqu’il fut annoncé que Napoléon ne quitterait pas Bruxelles sans inspecter le château qui venait d’échapper à la démolition. Et les autorités municipales durent donc précipitamment passer commande de carreaux pour réparer les fenêtres du rez-de-chaussée. Dans l’après-midi du 1er septembre, le cortège impérial se présenta aux portes de la ville. Sous une escorte composée de mamelouks et d’un escadron de chasseurs à cheval de la Garde impériale, le carrosse de Napoléon fit son entrée, tiré par six étalons blancs. L’empereur ne cachait pas son impatience : il voulait voir Laeken avant de rallier Aix-la-Chapelle le plus tôt possible.  » Au grand étonnement de tous les citoyens et de la municipalité « , rapportera un témoin de la scène, il manifesta bien peu d’intérêt à l’hommage solennel des Bruxellois. Quelques instants plus tard, il s’évanouissait déjà au-delà de la Porte de Louvain, où six canons furent traînés en toute hâte pour tirer dignement une salve d’adieu à l’intention du chef de l’Etat.

Toulon, Joseph Vernet, 1755. Toulon était bien plus approprié comme port de guerre qu'Anvers, mais Napoléon refuse de l'accepter.
Toulon, Joseph Vernet, 1755. Toulon était bien plus approprié comme port de guerre qu’Anvers, mais Napoléon refuse de l’accepter.© GETTY IMAGES

AVEC L’IMPÉRATRICE MARIE-LOUISE

Le 27 avril 1810, un nouvel équipage impérial quittera la France pour un troisième périple en Belgique. Mais cette fois, ce serait tout autre chose qu’en 1803. Ces sept dernières années, les habitants des neuf départements belges de l’Empire avaient progressivement changé de perspective. L’économie avait grandement souffert des guerres continuelles de la France. Les matières premières avaient subi une inflation vertigineuse et l’exportation vers les marchés d’outre-mer était à l’arrêt. Dans pas mal de secteurs, le chiffre d’affaires n’atteignait même plus un dixième de son niveau avant l’instauration du blocus continental. Seules quelques-unes, dont les manufactures de dentelles, parvenaient encore à tirer leur épingle du jeu. La conscription militaire était aussi pénible à endurer : des dizaines de milliers de jeunes gens finissaient chaque année dans les rangs. De plus en plus de garçons tentaient de se soustraire au service mais ils étaient pourchassés et emprisonnés, et parfois même avec leurs parents. Les démêlés de Napoléon avec la papauté entraient naturellement aussi en ligne de compte. Le Concordat conclu en 1801 entre Paris et le Saint-Siège de Rome avait été relativement bien accepté dans ce pays profondément catholique, jusqu’à ce qu’il apparaisse que les anciens usages ecclésiastiques doivent céder le pas à de nouveaux. Des tensions ont surgi dès l’instauration du  » catéchisme impérial « , qui glorifiait l’image de Napoléon Ier et imposait la désignation d’évêques fidèles à son régime. L’empereur s’étant offusqué à plusieurs reprises de la désobéissance de clercs comme de laïcs, plusieurs meneurs furent convoqués à Paris et contraints d’y résider indéfiniment afin qu’ils ne puissent plus continuer à troubler les esprits dans leur communauté.

C’est dans ce climat de fronde et de frustration que les autorités locales durent préparer cette visite impériale. Il fallut déployer bien plus d’efforts qu’auparavant pour arriver à mobiliser la population. A Bruxelles, le château de Laeken fut apprêté et un arc de triomphe fut érigé à la Porte d’Anderlecht, flanqué de trois pyramides. Tous les bourgeois les mieux nantis furent priés de prendre en charge le logement des multiples courtisans et dignitaires qui inondaient la ville dans le sillage de Napoléon et Marie-Louise.

Et arriva le 29 avril. Le maire Charles d’Ursel accueillit le couple par un discours officiel. Une inscription flottait sur des banderoles le long de la route :  » Le Ciel bénisse cette union. Elle nous apporte une nouvelle Marie-Thérèse. Elle nous offre la paix.  » Dès qu’il la lut, Napoléon fut pris de rage. L’empereur y voyait le signe de la nostalgie de beaucoup de Bruxellois par rapport à l’ère autrichienne et leur ancienne impératrice. Cette sensation allait le poursuivre pendant le reste du séjour. La nouvelle épouse autrichienne de Napoléon fut accueillie sous un tonnerre d’acclamations tonitruantes, alors que lui dut se contenter d’applaudissements de pure convenance. Ils se retirèrent à Laeken dès la tombée du jour. Le lendemain, ils rejoignirent le canal de Willebroek, où Napoléon voulait continuer le voyage en bateau jusqu’à Anvers. Car c’était là, sans aucun doute, que commenceraient les choses sérieuses. L’empereur était pressé de contrôler l’état d’avancement de ses commandes de vaisseaux de guerre et voir comment s’organisait la défense de la ville. Depuis 1806, de nouvelles cales de chantier avaient été parachevées et il y avait effectivement plusieurs navires en construction. Les canons de neuf autres bateaux firent retentir leurs salves de bienvenue à l’unisson le long de l’Escaut pour annoncer Napoléon. Le maire Werbrouck attendait solennellement le nouveau couple impérial, entouré de tout son conseil et de milliers d’Anversois. La ville entière avait visiblement le coeur en fête, tout comme six ans auparavant.

Procession annuelle à Anvers, Jan Luyken, 1682. Cette célèbre procession folklorique s'est déroulée le 3 mai 1810 en présence de l'empereur.
Procession annuelle à Anvers, Jan Luyken, 1682. Cette célèbre procession folklorique s’est déroulée le 3 mai 1810 en présence de l’empereur.© RIJKSMUSEUM AMSTERDAM

Le 2 mai, une foule nombreuse assista au lancement du Friedland, un bâtiment de guerre d’une capacité de quatre-vingts canons. Ce fut un événement grandiose, et pas seulement grâce à la mise à flot spectaculaire du navire. A l’époque, l’arsenal de marine anversois était le plus important de France après celui de Toulon. Au vu de sa situation fluviale et des fortifications le long de l’Escaut, c’était un endroit sûr où l’on pouvait rapidement construire de nombreux vaisseaux. C’est en tous cas ce que pensait l’empereur, mais d’autres ne partageaient pas cette conviction. Notamment le ministre de la Marine Decrès qui, dès 1807, avait prévenu que le transport du bois vers les chantiers navals se heurterait à de multiples difficultés pratiques. La décision d’attribuer à Anvers la construction de grands bâtiments de ligne comme le Friedland ne semblait pas non plus si judicieuse. L’Escaut manquait de profondeur pour assurer en toute sécurité la mise à l’eau de ces grands tonnages à trois ponts. Mais Napoléon n’avait jamais prêté l’oreille à ces objections. Le bilan définitif démontrerait pourtant qu’il avait tort : à la chute de l’Empire, pas moins de 17 vaisseaux inachevés seront encore en rade dans les chantiers anversois, contre deux à Toulon. Et sur toute la période de 1803 à 1815, seuls deux bâtiments de guerre verront effectivement l’océan sur les 22 construits à Anvers, les autres étant pour l’essentiel restés à quai. Ce fut notamment le cas de ce fameux Friedland que Napoléon et Marie-Louise venaient justement de voir plonger dans l’Escaut. A l’issue des festivités, un magnifique canot d’apparat fut offert au couple impérial par la ville reconnaissante, réalisé en bois précieux avec dorures et garnitures polychromes. Le souverain chevaucha ensuite jusqu’au Steen. La journée du 3 mai fut tout aussi réjouissante, cette fois avec une vraie fête populaire flamande où défilèrent les géants de l’Ommegang.

Les chantiers d'Anvers sous Napoléon 1er. Gravure de J.B. Michiels d'après H. Schaeffels (1804). On remarquera la mise au travail de forçats en provenance du bagne de la citadelle d'Anvers.
Les chantiers d’Anvers sous Napoléon 1er. Gravure de J.B. Michiels d’après H. Schaeffels (1804). On remarquera la mise au travail de forçats en provenance du bagne de la citadelle d’Anvers.© MUSÉE ROYAL DE L'ARMÉE, BRUXELLES.

Après une brève escale à Gand, les jeunes mariés séjournent encore à Bruges puis à Ostende. Et tout au long de cette tournée, l’empereur sema partout ses ordres, instructions et autres missives en abondance. A Bruxelles, il fit entre autres abattre les anciens remparts pour équiper la ville de son premier boulevard périphérique : la Petite ceinture.

DERNIER PASSAGE À ANVERS

A l’automne 1811, Napoléon et Marie-Louise reprirent la route du nord pour faire le tour des départements belges et visiter une première fois ceux de la Hollande. L’empereur passa de nouveau à Anvers, où il dut constater que la construction de sa flotte ne progressait pas comme il l’aurait voulu. Il y eut de houleuses tractations en vue de faire évoluer les choses. Mais l’admiration de Bonaparte pour cette ville se traduisit aussi par son achat d’un magnifique hôtel sur le Meir, le Hof van Roose, futur Palais du Meir. Après avoir systématiquement logé au palais de l’évêché, sur le Schoenmarkt, il donna ses instructions pour la rénovation de ses futurs quartiers dans l’intention d’habiter le palais du Meir dès l’année suivante. Mais il n’en aurait plus jamais l’occasion, et l’ironie du sort fit d’un de ses anciens amis le tout premier à résider dans le palais du Meir : en 1814, le tsar Alexandre y élit même son propre domicile.

Un autre destin fut également scellé à l’occasion de ce séjour : celui du turbulent maire Werbrouck. A Flessingue – où il menait une inspection – Napoléon prit connaissance d’un rapport accablant à son sujet. Le maître d’Anvers était accusé de corruption et même de contrebande de marchandises anglaises. Déchu de ses fonctions, il fut remplacé par le très jeune Jean Cornelissen. Napoléon renvoya en outre Werbrouck devant les juges. Deux ans plus tard, ce dernier fut finalement acquitté par un jury bruxellois et porté en triomphe à la sortie de son procès. A cette époque, Napoléon était en train de se livrer à une ultime campagne au nord de la France.

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