Vierge ou putain?

Pour réformer l’Etat, il faut réviser la Constitution au terme d’une longue procédure. En théorie, du moins. En pratique, on ne cesse de malmener la charte fondamentale, dont l’avenir divise les Flamands et les francophones

Le temps presse. Dans quelques semaines, sept tout au plus, la Chambre et le Sénat devront s’entendre sur la liste des articles de la Constitution qui pourront être soumis à révision sous la prochaine législature. On connaît déjà la date du scrutin législatif: le 18 mai prochain. Par conséquent, la majorité doit s’activer si elle veut respecter le calendrier et déterminer, dans les temps, quels articles seront soumis à la révision. Or l’exercice s’annonce délicat: les questions qu’il soulève sont fondamentales, et les partis francophones et flamands ne s’entendent évidemment pas sur les réponses qu’il convient d’y apporter. Etat des lieux.

La Constitution: gardienne des droits fondamentaux

La Constitution est le texte fondamental et en quelque sorte,, fondateur de l’Etat belge. Dans un régime démocratique, la charte fondamentale garantit la séparation des pouvoirs ainsi que les libertés publiques des citoyens. Ce qui, en soi, n’est déjà pas une mince affaire. Laquelle se double, en Belgique, de dispositifs savants et complexes qui protègent les francophones – moins nombreux que les Flamands – , prescrivent le fonctionnement bilingue de Bruxelles et garantissent les facilités linguistiques pour certaines communes (notamment celles de la périphérie bruxelloise) à statut spécial. Tout un programme, donc, qui fixe l’ordre juridique de l’Etat fédéral. En 1831 déjà, les « pères fondateurs » de l’Etat belge l’ont voulue intrinsèquement supérieure à toutes les autres règles de droit interne. Ils ont donc soumis toute velléité de révision constitutionnelle à une procédure très stricte. Cette procédure est, d’ailleurs, fixée par la Constitution elle-même, en son article 195.

Ce que prescrit l’article 195

Que dit l’article 195, auquel on n’a jamais touché depuis 1831, même si de nombreux juristes ont déjà suggéré sa révision? Celui-ci impose une procédure de révision constitutionnelle en trois temps. La première, « préconstituante », voit le gouvernement rédiger une déclaration de révision. La seconde suit automatiquement la première: dès qu’elles ont voté la liste des articles soumis à révision, les Chambres doivent être dissoutes et il faut organiser les élections législatives dans les quarante jours. La révision constitutionnelle proprement dite n’intervient qu’en troisième lieu (c’est la phase dite « constituante »), sous la législature suivante, et à condition que la nouvelle majorité issue des urnes souhaite effectivement passer à l’acte. Il n’y a, en effet,aucune obligation de revoir effectivement tous les articles déclarés révisables sous la précédente législature. Et, si révision il y a, le vote sur ce sujet ne peut avoir lieu que si deux tiers au moins des parlementaires sont présents et la modification doit rassembler les deux tiers des suffrages exprimés. Ouf!

Les raisons de cette procédure

Pourquoi ce découpage en trois séquences, à ce point contraignant qu’il sollicite deux Prlements successifs? Citons les raisons traditionnellement invoquées. 1. Forcer les parlementaires au débat. 2. Soumettre la révision prévue à l’opinion de l’électeur.

3. Contraindre les responsables politiques à se donner le temps de la réflexion. Ainsi, pour reprendre l’image des constitutionnalistes François Ost et Xavier Delgrange (Facultés universitaires Saint-Louis, à Bruxelles), « l’article 195 fait penser à ces casse-vitesse que les conducteurs trop pressés redoutent tant ». Les deux premières raisons ne tiennent plus vraiment la route: à la veille d’élections, les parlementaires sont généralement davantage soucieux de mener leur campagne que de se casser la tête sur d’éventuelles modifications constitutionnelles que d’autres (peut-être) se décideront (peut-être) à concrétiser… Le plus souvent, ils se bornent donc, le doigt sur la couture du pantalon, à voter la liste des articles révisables confectionnée par les états-majors des partis. Quant aux électeurs, gageons que peu d’entre eux se sentent habités, dans l’isoloir, par la lourde responsabilité de se prononcer sur une déclaration de révision de la Constitution, rarement captivante et le plus souvent horriblement hermétique… Le troisième – le souci de stabilité de la Constitution – en revanche, reste plus pertinent. Cela dit, l’histoire des réformes successives de l’Etat a suffisamment prouvé que la procédure pouvait aisément être contournée par un gouvernement pas trop « regardant » sur les principes juridiques. Certains, donc, et pas seulement dans les rangs des responsables politiques (1), jugent souhaitable de revoir l’article 195 – et, par conséquent, de l’inscrire dans la liste des articles soumis à révision qui devra être soumise au vote des parlementaires au début du mois d’avril – afin d’alléger la procédure et de la rendre davantage conforme aux pratiques politiques.

De nombreuses entourloupes

Cette fameuse Constitution qu’on ne peut manipuler qu’avec des pincettes a déjà subi bien des transformations. Au départ, elle comprenait 139 articles; elle en compte aujourd’hui 199. Et le rythme des révisions s’est considérablement emballé au cours de ces dernières décennies: entre 1831 et 1968, les modifications adoptées se chiffrent à 34. Entre 1968 et aujourd’hui, pas moins de 120 « corrections » ont été apportées au texte fondamental! Parmi les grands chantiers, citons la période 1968-1971, au cours de laquelle 27 points ont été modifiés, de manière, notamment, à instituer les trois Communautés et les trois Régions. Cette révision marque le début d’une réforme radicale qui, en dix législatures, va profondément modifier le visage de l’Etat belge et l’orienter toujours davantage vers la voie du (con)fédéralisme. La législature « constituante » 1991-1995 a battu tous les records: elle a modifié la Constitution sur 45 points! Au menu, notamment: une nouvelle organisation du bicaméralisme, un nouveau mécanisme de financement pour les entités fédérées, la scission de la province de Brabant, etc. Après pareil train de réformes aussi ambitieuses – et qui ont souvent traité le prescrit constitutionnel avec une certaine légèreté -, les responsables politiques ont pris la décision de réordonnancer et de renuméroter l’ensemble du texte constitutionnel: le 17 février 1994, la nouvelle Constitution « coordonnée » était publiée au Moniteur.

A une encablure des élections de juin 1999, le dernier gouvernement Dehaene et sa majorité parlementaire se sont mis d’accord sur une déclaration de révision limitée à 22 points, en principe étrangers au contentieux communautaire. Allait-on donc, enfin, vivre une période de stabilité institutionnelle? On sait ce qu’il est advenu de ces bonnes intentions: malgré le verrou constitutionnel, le gouvernement de Guy Verhofstadt s’est lancé dans une nouvelle et importante réforme, et ce sans passer par la moindre révision de la Constitution. L’article concernant les communes et les provinces n’était pas ouvert à révision? Qu’à cela ne tienne: on en a régionalisé l’organisation par le biais des lois spéciales! Et ce au grand dam des juristes du Conseil d’Etat, chargés de veiller au grain constitutionnel.

La loi spéciale pour les pressés

Le monde politique se révèle un avide collectionneur d’instruments susceptibles de lui permettre, le jour venu, de prendre des libertés avec la charte fondamentale sans véritablement la violer. L’ancien Premier ministre Jean-Luc Dehaene, relayé depuis par un Verhofstadt sur la même longueur d’onde, arguait que « trop d’orthodoxie, en matière de révision constitutionnelle, nuit à la démocratie lorsqu’elle frustre la volonté de la majeure partie de la population et du Parlement ». Il est vrai que ce qui est trop lent, trop sévère, trop rigide est voué à être bafoué. Parfois pour la bonne cause: la loi du 9 mai 1919, organisant l’élection des Chambres législatives au suffrage universel pur et simple, n’a-t-elle pas « anticipé » de deux ans la révision de la Constitution sur ce point?

Quoi qu’il en soit, la loi spéciale est un outil de choix – mais il est loin d’être le seul – pour les adeptes de l’ingénierie politique: elle permet d’apporter des modifications importantes au fonctionnement de l’Etat « en temps réel », sans devoir postposer la concrétisation des décisions politiques à la législature suivante. Sur les plans de la « déontologie » et de la démocratie, les apparences sont sauves: pour passer la rampe parlementaire, les lois spéciales doivent récolter les deux tiers au moins des suffrages des parlementaires, ainsi qu’une majorité simple dans les groupes linguistiques francophone et flamand (et c’est là une condition supplémentaire par rapport à la révision constitutionnelle).

Accord et désaccord

Le 26 avril 2002, le gouvernement de Guy Verhofstadt s’était mis d’accord pour inscrire à révision le fameux article 195 de la Constitution. L’idée était d’assouplir quelque peu la procédure de révision sous la prochaine législature, que l’actuelle majorité rêve de pouvoir continuer à diriger au lendemain du scrutin du 18 mai. Ceci pour éviter au monde politique de devoir encore se livrer, à l’avenir, à d’inélégantes manoeuvres pour concrétiser des accords politiques pris par la majorité. Las! Aujourd’hui, les partis francophones font marche arrière: le PS et le MR (ainsi que son « satellite » FDF) ont fait savoir qu’il n’était plus question, pour eux, d’inscrire ledit article dans la liste des articles à réviser. Pourquoi ce revirement? C’est que, comme toujours à l’approche des élections, les partis flamands repartent à l’offensive: ils redoublent de mauvaise volont é dans l’application des facilités et menacent la Région bruxelloise d’asphyxie budgétaire. Quant à Karel De Gucht, le président du VLD – le parti du Premier ministre! -, il a clairement rappelé son intention de réclamer de nouvelles avancées confédéralistes sous la prochaine législature. Au menu, notamment, la régionalisation des soins de santé, du rail, de la fiscalité, de l’emploi! Et, étant donné la proximité des élections régionales (en 2004) et de l’inévitable surenchère communautaire qu’elles provoqueront, il est permis de penser qu’il tiendra parole. Voilà, évidemment, de quoi refroidir les francophones les plus conciliants. Et de quoi tendre l’atmosphère en cette fin de législature…

Le monde politique se privera donc sans doute de l’opportunité de rendre la Constitution davantage en phase avec les évolutions de la société. Mais foin de naïveté: les révisions relatives à la structure de l’Etat ont rarement reposé sur une vision à long terme. C’est bien là un mal typiquement belge: le fédéralisme a toujours été perçu, dans notre pays, comme un moyen de résoudre pragmatiquement – et pacifiquement – des conflits, bien davantage que comme un projet politique mûrement réfléchi. Ainsi, le plus souvent, les modifications apportées à la Constitution ou les libertés prises avec cette dernière pour « coller aux nouvelles réalités » sont venues conclure des crises aiguës, qu’il a fallu résoudre dans l’urgence. Dans pareil contexte, l’article 195 constitue peut-être l’un des derniers verrous évitant la dislocation de l’Etat belge. Les responsables politiques pourront toujours le contourner par le biais des lois spéciales. Lesquelles ne pourront se concrétiser qu’avec l’aval des francophones. Et, au moins, les gardiens de la charte fondamentale pourront légitimement continuer à dénoncer ces contorsions juridiques. Un double – et dérisoire? – bouclier contre les voracités flamandes…

Isabelle Philippon

L’article 195 constitue peut-être l’un des derniers verrous évitant la dislocation de l’Etat belge

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