Vers une justice à l’américaine ?

Faut-il ou non négocier avec de grands fraudeurs ? Le parquet d’Anvers s’est déchiré sur cette question. La nouvelle loi sur la transaction pénale montre ses défauts.

Les avocats du World Diamond Centre d’Anvers, la fédération du secteur diamantaire, ont été particulièrement proactifs lorsqu’une information pour fraude fiscale a été ouverte au parquet d’Anvers, après la divulgation, par le fisc américain, du nom des bénéficiaires d’un gigantesque mécanisme de fraude fiscale monté par la banque britannique HSBC. Des diamantaires indiens étaient dans le viseur de la justice anversoise. Leurs avocats prirent contact avec le parquet général d’Anvers pour demander une transaction pénale qui, contre amende, éteindrait l’action publique. Ils tentèrent même d’impliquer le ministre de la Justice dans cette discussion… Des conflits de personnes et des divergences d’opinion sur cette éventuelle transaction ont débouché sur une véritable guerre des magistrats, allant jusqu’à la perquisition d’un substitut anversois récalcitrant.

Dans le rapport qu’il a consacré à cette affaire, le Conseil supérieur de la justice (CSJ) conclut qu’un meilleur encadrement de la  » transaction étendue  » s’impose. A peine entrée en vigueur, en mai 2011, cette nouvelle modalité de l’action judiciaire soulève bien des polémiques. L’élargissement de la transaction en matière pénale était, à l’origine, une revendication du monde de l’entreprise. Le but était de rendre la justice plus rapide et plus efficace dans le domaine des infractions patrimoniales (faux en écriture de droit commun, vol avec effraction, escalade ou fausses clés), là où la sanction patrimoniale paraît la plus adéquate. Néanmoins, tous les crimes sanctionnés d’une peine inférieure à vingt ans de prison sont désormais susceptibles de faire l’objet d’un tel arrangement. Seule exception : les crimes et délits qui  » comportent une atteinte grave à l’intégrité physique « .

Si la transaction – le versement d’une somme d’argent contre l’abandon des poursuites – intervient à un stade précoce de l’enquête, l’opinion publique peut n’en jamais rien savoir. Ce qui pose la question de la publicité des débats judiciaires. Actuellement, le parquet général de Bruxelles se refuse à communiquer,  » à la demande des parties « , insiste le porte-parole, Jacques De Lentdecker, sur l’abandon éventuel des poursuites contre des membres de la famille De Clerck (affaire Beaulieu) en échange du paiement d’une amende. Cette affaire de fraude fiscale date de 1990 et n’a pas encore connu son épilogue judiciaire.

Le renforcement des pouvoirs du parquet

Une petite révolution se déroule, donc, dans le bureau des procureurs du Roi. Pour rappel, le parquet est composé de magistrats (procureurs, substituts) qui dépendent du pouvoir exécutif (ministre de la Justice) et non du pouvoir judiciaire (magistrature dite assise : les juges). La procédure de transaction étendue donne au parquet un pouvoir que certains jugent exorbitant, comme le pénaliste Damien Vandermeersch (UCL). Ou la Ligue des droits de l’homme, qui a introduit un recours en annulation de la loi devant la Cour constitutionnelle.

Sous l’ancienne législation, le parquet pouvait déjà négocier avec un suspect lorsque l’action publique n’était pas encore engagée. Maintenant, il peut à tout moment interrompre le processus judiciaire : quand un juge d’instruction est saisi, quand l’affaire est fixée devant un tribunal ou une cour d’appel et même pendant la procédure en cassation.  » Tant qu’à s’inspirer du système anglo-saxon, il faudrait que la transaction s’effectue au moins sous le contrôle des juges « , indique Damien Vandermeersch.

L’avantage d’une négociation pour le suspect ? Pas de mauvaise publicité, pas de procédure interminable, pas de casier judiciaire. L’avantage pour l’Etat : des rentrées d’argent sûres (quand on sait que seuls 10 % des amendes sont effectivement perçues….), une justice rendue dans un délai raisonnable et pas de risque de prescription. L’avantage pour la victime ? La réponse est plus aléatoire.  » La victime n’a pas de droit de veto, précise l’avocat Adrien Masset, professeur de droit pénal et de procédure pénale (ULg). Même si elle est associée à la négociation, elle ne peut pas imposer ses exigences. Le suspect est obligé de reconnaître sa responsabilité civile. Il est obligé de régler à sa victime l’incontestable dû, c’est-à-dire la partie du préjudice que le suspect admet. La victime devra s’adresser aux tribunaux civils si elle veut davantage. Mais un procès classique lui aurait-il donné nécessairement satisfaction ? Pas sûr. En revanche, le fisc et la sécurité sociale sont des victimes privilégiées : leurs demandes doivent être totalement satisfaites.  » Cela ne fait pas que des heureux. Dans le cadre de l’affaire Sabena (fraude fiscale), d’anciens travailleurs de la compagnie aérienne contestent la transaction (1,95 million d’euros) qui a permis à Axa Assurances Vie Luxembourg d’échapper aux poursuites. La compagnie d’assurance était soupçonnée d’avoir aidé à mettre au point un système occulte de rétribution d’anciens cadres de la Sabena.

Le parquet a hérité d’une lourde responsabilité. Il doit manipuler des notions subjectives comme la gravité des faits, l’obligation d’exemplarité du suspect en raison d’une qualité particulière ou évaluer le risque de prescription ou de dépassement du délai raisonnable.  » Il faudrait réfléchir à un système où nous ne soyons pas seuls en négociation face à l’avocat d’un inculpé, suggère un substitut du procureur du roi. Cela préviendrait tout soupçon. « 

Dans son rapport sur les tensions au parquet d’Anvers, le Conseil supérieur de la justice reconnaît que des divergences peuvent apparaître au moment de la mise en £uvre d’une transaction étendue.  » Ces divergences peuvent également donner l’impression que certaines personnes sont privilégiées, relève le CSJ. Alors qu’aucun dossier n’est encore à l’information, alors qu’aucun devoir d’enquête n’a été accompli et que seuls des articles de presse font état de renseignements détenus par le parquet d’Anvers, les avocats des milieux diamantaires entament immédiatement des démarches auprès du parquet général et proposent de commencer des négociations en vue d’une transaction. De telles propositions, au stade d’une enquête qui n’est pas encore entamée, sont surprenantes. L’on peut donc craindre que de telles démarches émanant de toutes sortes de lobbies économiquement puissants soient répétées en vue d’éviter des enquêtes approfondies. « 

 » Une justice un tout petit peu négociée « 

L’élargissement de la transaction pénale est-il le signe d’une américanisation de notre système judiciaire ?  » La justice est un tout petit peu négociée mais la transaction étendue n’est pas une procédure à l’américaine, tranche l’avocat Adrien Masset. Les Américains négocient sur les chefs d’inculpation, la peine, les indemnités… Nous, en Belgique, uniquement sur le paiement d’une amende.  » Dans le cas de Patokh Chodiev, l’homme le plus riche de Belgique et premier bénéficiaire de la  » transaction étendue « , en 2011, l’amende fut salée. Plusieurs dizaines de millions d’euros pour que le parquet général de Bruxelles abandonne les poursuites à son égard dans l’affaire Tractebel. Chodiev était soupçonné, avec deux autres personnes, de blanchiment d’argent pour un montant de 55 millions d’euros.

MARIE-CÉCILE ROYEN

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