Valls sur un volcan

Le nouveau Premier ministre français bénéficie d’un mini-état de grâce. Lequel ne minore pas la somme des embûches qui l’attend : gérer sa relation avec le président, apaiser les conflits avec la majorité, réussir le pacte de responsabilité, convaincre de l’efficacité des premières mesures annoncées pour économiser 50 milliards d’euros.

C’est encore le temps des réglages. Le 5 avril, Manuel Valls assiste à l’Elysée à son premier conseil stratégique de la dépense publique comme membre permanent – il avait été auditionné une fois lorsqu’il était au ministère de l’Intérieur. Histoire de conserver une distance protocolaire, il vouvoie le président de la République. Avant de se rendre compte que le tutoiement a un énorme avantage en la circonstance : il ne coûte rien. C’est encore le temps des amabilités, en l’occurrence de façade.

Un instant d’état de grâce, l’impression, l’illusion que les compteurs sont à zéro, que le quinquennat débute. Mais déjà, sur le bureau de Léon Blum, dont chacun sait dorénavant qu’il est celui de Manuel Valls à Matignon, doit traîner la fameuse phrase d’un proche du héros du Front populaire :  » Enfin, les difficultés commencent.  » Les difficultés s’appellent chômage et comptes publics, elles s’appellent ministères des Finances et de l’Economie, elles s’appellent la gauche.

Elles s’appellent le président. En 2013, découvrant dans une interview un propos de François Hollande sur l’immigration, Manuel Valls, en privé, lâche dans un sourire :  » Voilà une phrase que l’on peut comprendre de deux manières : est-ce qu’on ferme ou est-ce qu’on ouvre ?  » Mais c’était avant. Il ne plaisante plus au sujet du chef de l’Etat. Et le risque d’une déconnexion dans les sondages, qu’illustre le baromètre publié le 13 avril par le Journal du dimanche (40 points de plus pour le chef du gouvernement), ne le fait pas rire, tant il est porteur de tensions potentielles. Car à force de rappeler les joyeuses heures de l’époque et de l’équipe du Premier ministre Lionel Jospin (1997-2002), on en oublierait l’essentiel. Si Valls et Jospin sont désormais logés à la même enseigne, ils ne s’assoient pas vraiment dans le même fauteuil. Et le second ne manque jamais de le rappeler au premier : lui a été  » élu  » à Matignon, appelé au lendemain d’une victoire de la gauche après une dissolution ratée.

Manuel Valls a été  » nommé « , ce qui ne l’empêchera pas d’être ce qu’il est. Voilà donc  » Starmania à Matignon « , selon l’expression d’un conseiller gouvernemental. A François Hollande d’en profiter pour gagner en hauteur et pour en imposer aux autres – les convaincre, au moins, qu’il est le meilleur candidat pour 2017, puisque le doute envahit les esprits socialistes. Au chef de l’Etat, la gravité de la situation a imposé plus qu’un remaniement, un reniement. Il arrive qu’un responsable fort se rassure en s’entourant de faibles – l’ancien président de l’Assemblée nationale Philippe Séguin appelait cela  » régner sur un désert  » ; il arrive aussi qu’un responsable conjoncturellement faible se résigne à s’entourer de forts, quitte à perdre son confort. Nous y sommes. Les choix hier impossibles s’imposent aujourd’hui. A Matignon, au PS et aussi à l’Elysée. Tant pis si une partie de la majorité persiste à reprocher à Jean-Pierre Jouyet, nouveau sécrétaire général de l’Elysée, son passage dans un gouvernement Sarkozy, l’homme, par sa maîtrise de l’appareil de l’Etat, est susceptible de muscler la présidence, y compris face à Matignon, à un moment où ce n’est pas superflu.

Pour rompre avec le sarkozysme, François Hollande a d’abord rechigné à être un omniprésident et Jean-Marc Ayrault avait donc une autoroute devant lui pour réhabiliter la fonction de Premier ministre : par loyauté ou par caractère, il n’a pas poussé son avantage. François Hollande s’est transformé en chef de l’Etat touche-à-tout, mais l’opinion le regarde presque comme un bon à rien. D’où la priorité présidentielle de l’instant : regagner de l’espace. Recréer  » des moments où les oreilles s’ouvrent « , comme il dit, pour être entendu des Français. S’exposer autrement, sans sortir complètement de l’écran, sans devenir  » transparent  » – c’est un ministre qui emploie l’adjectif.  » Il faut qu’on soit bon, parce que, en face, cela va dépoter « , insistait ces jours-ci un conseiller pendant une réunion du pôle communication de l’Elysée.  » En face « , le chef du gouvernement a raconté à l’un de ses ministres :  » J’ai dit au président de calmer ses collaborateurs, il ne doit pas y avoir d’interférence entre l’Elysée et Matignon.  »

Manuel Valls aime les institutions de la Ve République française, et ce n’est pas un hasard s’il l’a rappelé à deux reprises pendant son discours de politique générale, le 8 avril – cela le distingue de nombreux socialistes. Sauf que le raccourcissement du mandat présidentiel a des conséquences que chacun peine à mesurer.  » Le type qui habite Matignon n’est plus un Premier ministre selon la représentation que l’on en a longtemps eue, observe un hiérarque du PS. François Fillon fut le chef de cabinet de Nicolas Sarkozy, Jean-Marc Ayrault l’attaché parlementaire de François Hollande, Manuel Valls est pour l’instant son directeur de communication ; peut-être finira-t-il en étant beaucoup plus que cela.  »

A ce moment du mandat, avec un chef dans cet état, le Premier ministre français doit trouver sa place. Il y a quelques mois, il confiait :  » Je ne suis pas sûr que le chef de l’Etat puisse encore avoir un bouclier.  » François Hollande n’est plus loin de penser la même chose de l’implacable logique du quinquennat. Pour avoir scruté de près le mandat précédent, il note que  » François Fillon ne s’est pas usé pendant le mandat  » – avant de conclure, vachard :  » Il s’est usé après !  »

De la Ve République, Manuel Valls aime aussi l’histoire. En lisant l’année dernière La Tragédie du pouvoir, d’Edouard Balladur, sur la fin de la présidence Pompidou, il s’est rendu compte à quel point un chef de l’Etat ne s’occupe pas seulement des grandes affaires du monde. Et reste le seul maître à bord. Rien n’a changé de ce point de vue-là. François Hollande ne regarde pas ses hommes tomber, c’est lui qui les pousse.

Ce n’est pas Manuel Valls qui s’offusquera de la raideur en politique, lui qui n’opte jamais pour la rondeur ou la séduction. Que les ministres se souviennent : quand il était conseiller de Lionel Jospin Premier ministre, son principe était toujours le même. Dès qu’une branche malade apparaissait – le préfet Bernard Bonnet au moment de l’incendie des paillotes en Corse, Dominique Strauss-Kahn mis en cause dans l’affaire de la Mnef -, il plaidait en interne pour la couper et éviter qu’elle ne gangrène l’arbre entier. Déjà son goût pour l’efficacité primait sur toute considération esthétique.

Au sein du couple exécutif constitué, les circonstances protègent pour un temps Manuel Valls. C’est le chef de l’Etat qui a besoin de lui. Lors du premier conseil des ministres de la nouvelle équipe, le 4 avril, François Hollande prévient :  » C’est la seconde étape, il n’y en aura pas d’autre.  »  » Vous avez tous de l’expérience. Vous n’avez pas le droit à l’erreur « , ajoute-t-il. Peut-être parle-t-il aussi de lui, président désormais  » sans airbag « , selon la formule d’un député socialiste.

 » Il nous a manqué six mois « , avait remarqué François Mitterrand après les législatives de 1986, perdues de peu par la gauche. Le remplacement de Pierre Mauroy par Laurent Fabius s’était déroulé seize mois après une défaite aux municipales de 1983, qui passerait presque pour un match nul si on la compare à la débâcle de mars 2014. Si François Hollande a su réagir avec une célérité dont peu le créditaient, il en faudra davantage pour redonner confiance à une majorité déboussolée et des groupes parlementaires  » cabossés  » – dixit l’un de ses responsables.

Manuel Valls connaît ses classiques de gauche. Le Long Remords du pouvoir, réflexion d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg sur la difficulté des socialistes à accepter les contraintes du réel, et donc à exercer les responsabilités sous la présidence de François Mitterrand, est un livre qui l’a marqué. Il sait que la plus grosse partie des problèmes de lisibilité rencontrés depuis 2012 est venue de son camp. A voir combien certains se sont employés à lui savonner la planche, jusque dans les heures précédant son arrivée à Matignon, il mesure combien sa personne même est un problème. C’est l’avantage de danser sur un volcan : on s’y assoupit rarement.

Par Eric Mandonnet, avec Marcelo Wesfreid

 » J’ai dit au président de calmer ses collaborateurs  » Manuel Valls, à l’un de ses ministres

Manuel Valls ne s’offusquera pas de la raideur en politique, lui qui n’opte jamais pour la rondeur ou la séduction

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