» Une ville se mesure à ce qu’on peut y faire gratuitement « 

 » Alejandro Aravena met sa pratique au service des plus défavorisés. Il nous montre comment l’architecture, à son meilleur niveau, peut améliorer la vie des gens.  » C’est en ces termes que le jury du prix Pritzker, le  » Nobel  » d’architecture, a remis en janvier son trophée 2016 à ce Chilien de 48 ans au look décontracté. A la tête du collectif Elemental, il révolutionne la discipline en plaçant les enjeux sociaux et écologiques au coeur de ses réalisations, dans son pays, aux Etats-Unis ou en Chine. Preuve d’une reconnaissance croissante, il a été nommé curateur de la Biennale d’architecture de Venise 2016 dont l’inauguration aura lieu le 28 mai. Pour ce passionné,  » l’architecture, c’est beaucoup plus large que la seule dimension esthétique ou artistique « .

Le Vif/L’Express : Quelle a été votre première réaction à l’annonce du prix Pritzker ?

Alejandro Aravena : Je n’ai pas pu décrocher un mot pendant dix minutes. Je me suis mis à pleurer. J’ai encore du mal à le concevoir.

Que va changer, pour vous, cette prestigieuse récompense ?

C’est l’occasion de populariser notre démarche. Ce qu’on propose avec l’agence Elemental est un nouveau paradigme : l’architecture peut être une valeur ajoutée, non un coût supplémentaire.

Selon le jury, vos constructions  » offrent des opportunités économiques aux plus défavorisés, atténuent les effets des catastrophes naturelles, réduisent la consommation d’énergie « . Etes-vous un architecte engagé ?

L’engagement comporte une dimension éthique ou morale. Or, nous n’avons aucune prétention de supériorité. Notre activité n’est pas une philosophie. C’est une approche pragmatique.

Parlez-nous du concept de  » demi-maison « , qui vous a fait connaître ?

Tout commence en 2003, à Iquique, à 1 700 kilomètres de la capitale chilienne. Le gouvernement lance un programme de construction de logements sociaux. Avec un budget, par maison, de… 7 500 dollars. Cette somme, censée couvrir l’achat du terrain, l’installation d’infrastructures, l’édification de la demeure, est dérisoire.  » Indigne « , diront certains… Au lieu de refuser les règles du jeu, nous sommes partis de cette contrainte pour sortir des sentiers battus. En nous posant toutes les questions, même les plus stupides.

Par exemple ?

Avec ce budget, que peut-on construire ? Réponse : la moitié d’une bonne maison ! Qu’à cela ne tienne, on a commencé à proposer des  » demi-maisons « , en bâtissant ce que les familles modestes ne peuvent pas édifier par elles-mêmes : la cuisine, la salle de bains, les murs mitoyens, en somme, la structure de la maison. Ce n’est pas rien, car, au Chili, en raison des risques sismiques, l’aide d’ingénieurs est nécessaire. Les habitants n’ont plus qu’à s’occuper des finitions et, s’ils le veulent, à bâtir des pièces supplémentaires dans les vides prévus à cet effet, en fermant certaines parois. Au final, la surface totale peut doubler, atteignant 72 mètres carrés. Personne n’avait jamais envisagé le logement social sous cet angle. Il y a actuellement près de 15 projets similaires en cours au Chili…

Pourquoi n’avoir pas cherché à créer des logements plus grands, mais à la périphérie des villes ?

C’est la solution la plus courante quand le budget est limité : s’éloigner du centre-ville. Nous l’avons écartée parce que, à nos yeux, un bon logement doit être situé dans un endroit qui offre aux familles des opportunités en matière de travail, de santé, d’éducation. Le mètre carré y est plus coûteux. Mais cette localisation donne de la valeur au bien. Pour les habitants, c’est un capital. N’oubliez pas que, dans la plupart des pays, le logement social fonctionne sur la base d’une subvention versée à des habitants afin qu’ils deviennent propriétaires d’une habitation à bas coût. Je vais vous raconter une anecdote : quand la nouvelle de ma récompense a été rendue publique, une responsable de la municipalité d’Iquique a débarqué à l’agence à l’improviste. Elle m’a appris qu’une famille venait de vendre sa maison, après l’avoir agrandie par ses propres soins. Montant de la transaction ? 65 000 dollars ! Imaginez le gain pour les habitants !

Quels sont vos projets actuels ?

Nous planchons sur 2 000 à 3 000 maisons dans le cadre du logement social. L’agence Elemental s’occupe également de chantiers urbains de grande échelle. En 2010, Constitucion, dans le centre du pays, a été dévastée à 80 % par un séisme et un tsunami. Les autorités nous ont demandé de leur fournir les plans de la nouvelle ville en cent jours. Il a fallu se poser des questions telles que : le centre-ville doit-il rester à sa place ? L’entrée de l’agglomération doit-elle rester la même ? La population a été consultée à chaque étape. Elle a massivement validé les changements. Sur le même modèle, on nous a sollicités pour travailler sur le cas de la ville minière de Calama, dans le désert d’Atacama. 25 000 personnes menaçaient de bloquer la cité pour protester contre la mauvaise qualité de vie. Enfin, notre activité porte sur la construction d’édifices. En juin sera inauguré un bâtiment pour la firme pharmaceutique Novartis à Shanghai, en Chine. En ce moment, à titre personnel, je suis particulièrement occupé par la préparation de la Biennale de Venise en architecture (Alejandro Aravena préside l’événement, qui se tient à partir du 28 mai prochain).

Quelle orientation souhaitez-vous donner à cette manifestation ?

L’édition 2016 est consacrée aux défis que la société rencontre : changements climatiques, inégalités sociales, pollution, déplacement, banlieues. On est partis de ces problèmes contemporains, de ce que j’appelle des  » lignes de front  » (le programme est intitulé  » Reporting from the Front « ) pour inviter des architectes, mais aussi des représentants d’institutions, d’ONG, des hommes politiques ou des ingénieurs qui ont réfléchi à des solutions concrètes.

Quel est le rôle d’un espace public ?

Une ville se mesure à ce qu’on peut y faire gratuitement. Les espaces publics – parcs, rives… – ont un rôle redistributif majeur dans les sociétés inégalitaires. Sur la plage de Rio de Janeiro (Brésil), les pauvres des favelas côtoient les riches tout droit sortis de leurs penthouses. On se concentre toujours sur les disparités de revenus. Or la violence urbaine provient le plus souvent du degré de ressentiment social. Elle se résume en une formule :  » Pourquoi eux sont mieux lotis et pas nous ?  » Les espaces publics font office d’égalisateurs sociaux, de fusibles face à l’iniquité urbaine.

Comment édifier des bâtiments écologiques ?

A Santiago, la grande majorité des immeubles de bureaux possèdent des façades en verre. Une aberration ! Le rayonnement du soleil pénètre à travers les fenêtres et crée un effet de serre dans l’édifice, augmentant la consommation d’électricité avec l’air conditionné. En moyenne, ce sont 120 kilowattheures par mètre carré et par an qui sont engloutis. Quand nous avons créé le centre d’innovation, à l’université catholique du Chili, le choix a été fait de concentrer la masse thermique sur l’enveloppe externe, grâce à une façade en ciment. En gros, on remplace les fenêtres par un mur. La moyenne de consommation d’énergie chute à 40 kilowattheures par mètre carré et par an. Rappelons-le, le principal problème des prochaines années ne sera pas les pertes d’énergie liées au chauffage, comme dans les pays développés, mais l’air conditionné lié au développement des pays situés entre les tropiques. J’ajoute que, les vitres n’étant pas produites au Chili, il aurait fallu les importer. D’où une empreinte carbone considérable. Privilégions les matériaux locaux.

On pense souvent que les architectes de talent sont ceux qui produisent des oeuvres spectaculaires, frappant l’imagination. C’est un cliché ?

L’architecture est ce qui donne forme aux lieux où vivent les gens. C’est beaucoup plus large que la seule dimension esthétique ou artistique. Elle englobe les maisons, les écoles, les trottoirs, les parcs. Tout a une forme, qui rend la vie fantastique ou misérable. Avoir un toit, respirer, se sentir en sécurité : c’est du quotidien mais aussi de l’extraordinaire. La difficulté de l’architecture est de couvrir ce spectre dans toute sa largeur, du quotidien à l’extraordinaire. Sans se cantonner à l’une de ses extrémités.

Au cours de cet entretien, vous avez plus souvent dit  » nous  » que  » je  » ! Pas fréquent, pour un architecte reconnu, cette dimension collective…

Je ne me réveille pas, le matin, avec une envie incroyable de vouloir construire des bureaux. Il y a quelqu’un qui a une nécessité ou un désir de me commander cette réalisation. Cela ne dépend pas de moi. Si j’étais sculpteur, à la rigueur, je pourrais parler à la première personne du singulier. Et puis, sans interaction avec ses collègues, on ne peut pas travailler. A l’agence, on a cette culture de la discussion. Ce n’est pas simple, cela n’arrive pas tous les jours, l’émergence d’une idée. Cela se célèbre, peu importe qui en est l’auteur. En outre, les prix d’architecture ne se gagnent pas avec des idées, mais avec des projets réalisés. Les plans sont exécutés par des mains d’ouvriers, par des ingénieurs, des spécialistes de l’éclairage ou de l’aération. Beaucoup de métiers entrent en jeu. Il n’y a pas une chose que je puisse ramener seulement à ma personne. A part un dessin. Mais, s’il ne débouche pas sur une construction, ce croquis ne sert à rien.

Propos recueillis par Marcelo Wesfreid

 » Les espaces publics font office d’égalisateurs sociaux, de fusibles face à l’iniquité urbaine  »

 » L’architecture peut être une valeur ajoutée, non un coût supplémentaire  »

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