Une tragédie américaine

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Sombre, déchirant, inspiré, le thriller intimiste Mystic River est un nouveau sommet de l’ouvre décidément remarquable de Clint Eastwood. Dont le plateau de tournage ne ressemble à aucun autre

Il était une fois trois amis d’enfance. Jimmy Markum, Dave Boyle et Sean Devine ont grandi ensemble dans un quartier déshérité de Boston. Un jour, alors qu’ils jouaient dans la rue, une voiture s’est arrêtée près d’eux. Un homme, se prétendant policier, fit monter Dave dans le véhicule. Ce n’était pas un membre de la police, mais un pédophile qui enferma le jeune garçon pour le soumettre, avec ses complices, à une indicible épreuve, dont il allait revenir à jamais meurtri. Avec cet enlèvement, la fin d’une certaine innocence avait sonné, et nos trois amis prirent des chemins séparés. Sean (Kevin Bacon) allait devenir policier, Jimmy (Sean Penn) prenant, à l’extrême inverse, la voie des hors-la-loi, tandis que Dave (Tim Robbins) resta replié sur lui-même, vivant de petits boulots et restant longtemps chez sa mère avant de se marier. Des années plus tard, une nouvelle tragédie devait les réunir, lorsque la fille de Jimmy, Katie, fut victime d’un meurtre révoltant. Sean fut chargé de l’enquête et revint dans le quartier que ses anciens amis n’avaient, eux, jamais quitté. Les retrouvailles ne pouvaient qu’être placées sous le signe de la douleur, d’autant qu’un soupçon de plus en plus lourd allait peser sur Dave…

Clint Eastwood n’a pas hésité longtemps après avoir lu le roman de Dennis Lehane Mystic River (la Mystic est la rivière qui arrose Boston). Il s’est empressé d’en acquérir les droits d’adaptation, et en a fait son nouveau projet de film. Le scénariste Brian Helgeland, révélé par son remarquable travail sur L.A. Confidential, d’après James Ellroy, fut choisi pour écrire le script.  » A l’élément criminel du livre s’ajoute une étude de caractères complexe et profonde, commente Helgeland. C’est cette combinaison qui a séduit Clint Eastwood et l’a décidé à transposer le roman de Dennis Lehane. Nous partageons cette idée que rien n’est meilleur qu’une £uvre de genre (ici, un polar) transcendée par quelque autre élément particulier qui l’élève et lui donne une résonance humaine ou sociale unique.  » Mystic River multipliait les angles passionnants, souligne le scénariste,  » avec ses considérations sur le destin, la manière dont le lieu où vous avez grandi détermine en partie ce que vous êtes… « .

Du script dégraissé, tendu, de Brian Helgeland, Eastwood a tiré un film extraordinaire de force, de suspense, d’émotion et de justesse humaine. Sa mise en scène au classicisme admirablement épuré tire grand parti des lieux où se déroule l’action. Ces rues du quartier de Boston hantées par un double drame sont littéralement habitées, les personnages qui les arpentent ne l’étant pas moins. Sean Penn (d’une folle intensité en père accablé prêt à se faire lui-même justice), Tim Robbins (poignant en abusé peut-être devenu abuseur) et Kevin Bacon (subtil dans son rôle d’enquêteur ambigu) justifient pleinement la confiance que leur a faite Eastwood, leurs partenaires féminines (Marcia Gay Harden et Laura Linney en tête) n’étant pas en reste. Le très haut niveau de son interprétation achève de porter Mystic River vers des sommets de suspense et d’émotion comme le cinéma made in USA ne nous en offre plus que trop sporadiquement.

Brian Helgeland relève à quel point le sujet de Mystic River épouse certains thèmes récurrents du cinéma de Clint Eastwood,  » telles la perte de l’innocence, la violence et ses répercussions durables sur la vie des gens, et l’inscription de cette violence dans le quotidien « . Le scénariste avoue avoir eu quelque mal à travailler avec un géant qui l’intimide encore ( » sans qu’il fasse rien pour ! « ) comme l’eût fait un John Huston.  » Clint est au-delà de tout ça depuis longtemps déjà, explique Helgeland, mais il n’empêche que, face à lui, vous vous sentez tout petit. Il était un de mes héros quand j’étais gamin et cela fait tout drôle de me retrouver assis à côté de lui, à travailler sur un film. Il me traite en égal, avec sa grâce coutumière, mais je suis loin de partager son point de vue !  » ( rire).

 » Eastwood prend toutes les décisions, mais il accepte volontiers d’en discuter avant de les rendre définitives. Tout cela se déroulant dans un calme impressionnant, une sérénité de chaque instant qui se communique à toutes et à tous sur le plateau, une fois le tournage entamé « , poursuit le scénariste dont le témoignage des acteurs impliqués confirme les observations.  » Un plateau de Clint Eastwood ne ressemble à aucun autre !  » explique par exemple Kevin Bacon.  » Chez les autres, on vous avertit dix minutes à l’avance de la prise qui suit, on vous prévient que vous allez avoir à jouer (comme si on ne le savait pas) et tout le monde commence à faire  » Chut ! Silence !  » pour établir un calme relatif. Clint ne supporte pas qu’on crie  » Silence  » ou « Chut « . Il pense, à juste titre, que chacun présent sur un plateau de tournage devrait savoir qu’il n’est pas là pour bavarder, mais pour faire son job ! Chez les autres réalisateurs, on crie  » Action !  » avant la prise et  » Coupez !  » pour marquer la fin. L’un et l’autre peuvent perturber votre concentration, l’émotion dans laquelle vous vous efforcez de vous placer pour exprimer la douleur, ou la joie, ou tout autre sentiment de votre personnage… Clint ne dit jamais  » Action  » ni  » Coupez « . Une fois la scène mise en place, il lance simplement la caméra (parfois même à la répétition… qui deviendra la bonne prise), et ensuite il l’arrête d’un geste et passe à la scène suivante. Il fait rarement une seconde prise. Il sait parfaitement ce qu’il veut, et il choisit des collaborateurs dont il est sûr. Une fois qu’il a ce qu’il voulait, il ne va jamais tourner une prise supplémentaire pour se protéger, ou pour essayer autre chose. Et le tout se déroule dans une quiétude permanente, idéale pour l’acteur.  »

 » L’atmosphère sur le tournage est, c’est vrai, impressionnante de calme et de silence « , renchérit Tim Robbins, lui aussi réalisateur et très impressionné par  » ce diable d’homme qui achève tous ses films avant la date prévue et en dépensant moins que le budget disponible ! « . Robbins, dont l’interprétation dense et douloureuse prend par endroits une dimension dostoïevskienne, décrit Clint Eastwood comme  » un réalisateur aussi attentif et aimable qu’il est formidablement efficace, qui témoigne un profond respect à ceux qui travaillent pour lui, qui a un grand sens de la famille, de la décence, de la meilleure manière de traiter ses collaborateurs. Certains d’entre eux travaillent avec lui depuis vingt, voire trente ans, ce qui en dit long… Je n’avais jamais connu un tournage pareil : des journées de six heures seulement, ne débutant jamais avant 9 ou 10 heures. J’avais des scènes très complexes et la plupart n’ont fait l’objet que d’une prise, quelques-unes de deux, une seule de trois…  »

 » On travaillait si rapidement que, certains jours, tout était en boîte avant le déjeuner, raconte Kevin Bacon ; alors Clint venait nous demander de tourner l’une ou l’autre scène prévue pour le lendemain. Et elle pouvait faire cinq pages de dialogues ! Mais nous étions si préparés, si concentrés, mais à l’aise, qu’il n’y avait jamais de problème.  » Tim Robbins ne pense pas autrement, qui admire  » à quel point non seulement tout paraît facile avec Clint Eastwood, mais aussi comment tout l’est vraiment ! Les émotions les plus délicates, voire les plus sombres et pénibles à projeter, sortent comme naturellement dans un contexte aussi détendu, aussi peu dramatisé, aussi exempt de conflits, de jeux d’ego et de compétition comme il s’en voit tellement sur d’autres tournages « .

Il était une fois à Boston

C’est donc sans y paraître que Clint, ses acteurs et ses techniciens ont fait de Mystic River une manière de chef-d’£uvre, comparable seulement (même si les styles en sont fort différents) au très admirable Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Plusieurs visions sont nécessaires pour apercevoir toutes les facettes d’un grand film noir et déchirant, plongeant très loin dans le c£ur et l’esprit de personnages dont on devine la psychologie fouillée, même si, et à juste titre, Eastwood les définit avant toute chose par leur comportement, le moindre geste, la moindre attitude, le moindre regard faisant l’objet d’une attention soutenue, d’une fascinante précision. Le voyage à Boston sur les pas de Jimmy Markum, Dave Boyle et Sean Devine n’est pas des plus confortables (la pédophilie, la perte d’un enfant sont des sujets difficiles), mais il vaut le détour tant son enquête policière et humaine est prenante, tant – et surtout – sa tragédie intimiste nous touche juste et fort, prenant par moments des dimensions shakespeariennes.  » Il n’y a pas de réponse dans mon film, a déclaré Clint Eastwood, juste des questions qui en amènent d’autres.  » A 73 ans, le réalisateur de Josey Wales, hors-la-loi, de Bird et d’ Impitoyable continue à interroger la nature de l’homme. Qu’il le fasse à travers des films tout à la fois vierges de compromis et ouverts au plus large public ajoute à sa grandeur.

Louis Danvers

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