» Une relation incestueuse entre politique et économie « 

A travers ses best-sellers, Naomi Klein veut remettre l’économie et ses enjeux au centre du débat démocratique. Rencontre exclusive.

Le Vif/L’Express : Après la parution de La Stratégie du choc, vous avez affirmé que, cette fois, le combat serait plus solitaire. Avez-vous dû faire face à des critiques violentes ?

Naomi Klein : Je ne pense pas avoir eu des critiques plus dures, voire plus personnelles que pour mon livre précédent. Au contraire même. J’ai prédit un combat plus solitaire parce que, contrairement à No Logo qui est paru en plein mouvement anti-globalisation, après la manifestation de Seattle en 1999, La Stratégie du choc ne bénéficie pas du même contexte ni de la même mobilisation. Cela dit, je ne me sens pas seule, j’ai beaucoup d’amis ( rires).

Qu’est-ce qui fut le plus difficile dans la préparation de votre dernier livre, fruit d’un immense travail de plus de cinq ans ?

Bien sûr, les reportages que j’ai réalisés en Irak et au Sri Lanka furent éprouvants sur le plan physique et, surtout, émotionnel. Davantage que le travail de recherche en lui-même. Cela dit, pour écrire le livre, j’ai dû m’isoler, car j’étais toujours fort sollicitée dans le cadre du mouvement anti-globalisation pour des conférences, etc. J’ai donc quitté un temps Toronto pour m’exiler dans le nord de la Colombie-Britannique, dans le fin fond des bois en compagnie des cerfs et des aigles.

Vous êtes journaliste. Comment considérez-vous la manière dont les médias, surtout américains, ont suivi la guerre en Irak ?

On commence seulement maintenant à mesurer l’importance de l’échec et de la trahison, même si, à l’époque, on pouvait déjà pointer CNN et les autres chaînes pour leur manque d’objectivité dans la couverture de la guerre. Les télés américaines furent complètement désarmées, sur place, face aux hauts gradés militaires bardés de médailles. La presse écrite s’est, elle aussi, laissée manipuler par l’administration Bush. Même un journal de référence comme le New York Times. Aujourd’hui, on se rend compte à quel point tout cela faisait partie d’un plan de propagande et les médias se montrent beaucoup plus critiques. Mais il est trop tard. La majorité de l’opinion publique ne s’intéresse plus à l’Irak…

Vos détracteurs se plaisent à souligner que vous n’avez pas fait une carrière universitaire comparable à celle des économistes que vous critiquez dans votre livre. Que leur répondez-vous ?

Je ne prétends pas être une économiste. Je suis journaliste et je fais mon job en me rendant sur le terrain et en m’intéressant aux gens, y compris ceux qui ont du pouvoir. Mais, vous savez, l’économie n’est pas si compliquée. Une grande partie du pouvoir des économistes provient de leur capacité à complexifier des choses très simples. Ils s’appuient sur les crises pour soutenir que l’économie est une matière trop importante pour être traitée par les citoyens ou même par les politiciens. Pour eux, il ne s’agit pas d’une bataille idéologique. Ils veulent convaincre tout le monde que l’économie n’est pas une science sociale mais fait partie des sciences exactes comme la physique et la chimie. Cela a toujours été l’objet d’une croisade obsessionnelle de la part de l’école de Chicago en particulier.

Vous parlez de  » capitalisme du désastre « . Cela ne paraît guère très différent de la notion de  » destruction créatrice  » popularisée par le célèbre économiste Joseph Schumpeter dans les années 1920…

Ce dont parlait Schumpeter, et avant lui Karl Marx, est le cycle naturel de création destructrice des nouvelles technologies qui, en émergeant, peuvent rendre une industrie obsolète. Ce que je décris avec  » le capitalisme du désastre  » n’est pas un phénomène naturel mais un système politique délibéré qui vise à profiter des crises pour imposer des mesures impopulaires et pour repousser les frontières de la privatisation jusqu’au c£ur de l’Etat. Bien sûr, certaines de ces crises font partie d’un processus naturel. J’ai voulu démontrer que ce système s’était imposé dans de nombreux endroits de la planète.

Vous semblez parfois suggérer que certaines crises utilisées par les néolibéraux sont délibérément fabriquées. Ne craignez-vous pas de nourrir les théories du complot ?

Je ne souscris absolument pas aux théories du complot telles qu’on en trouve sur Internet. Laissez-moi vous dire que, même pour la guerre en Irak, je n’ai jamais écrit que l’invasion avait été planifiée, au départ, dans le but de privatiser l’économie irakienne, et le pétrole en particulier. Seulement, les choses se sont très mal passées sur place et, quand la crise s’est installée, rien n’a été fait par le consul américain Paul Bremer pour la stopper. Au contraire, il a mis en place une stratégie pour exploiter cette crise et faire avancer rapidement sa politique de privatisation.

Que pensez-vous de la crise actuelle des subprimes aux Etats-Unis, déclenchée par un krach des prêts hypothécaires à risque, et qui s’est répandue dans le reste du monde ?

La crise des subprimes est typique d’un système économique qui a été compliqué à l’extrême et dont les premières victimes sont des petites gens qui ne comprennent rien à ces mécanismes. Les régulateurs bancaires n’y comprennent eux-mêmes pas grand-chose… D’où l’importance d’être conscient de cette tendance à vouloir tout compliquer dans le domaine économique. C’est pourquoi je veux rendre ces enjeux accessibles à tous à travers mes livres. D’autant qu’il n’y a là rien de nouveau. On assiste à un éternel recommencement depuis la dérégulation des marchés financiers et des bulles spéculatives créées par le néolibéralisme, le tout dans un contexte de relation incestueuse entre politique et économie.

Quelle est la solution pour briser ce cycle infernal ?

A une époque où les crises économiques se multiplient et où le réchauffement global de la planète va inévitablement entraîner de nouvelles crises, nous avons besoin de dirigeants politiques qui considèrent ces événements comme de réels problèmes et non juste comme des opportunités.

Le mouvement altermondialiste, dont vous êtes une figure de proue, semble de moins en moins dynamique. Assiste-t-on à son essoufflement ?

Je pense que, surtout dans les pays du Nord, le mouvement altermondialiste a subi les conséquences du 11-Septembre et de son impact psychologique. Mais ce n’est pas vrai partout dans le monde. En Amérique latine, la résistance s’est même traduite par des victoires électorales. Dans des pays comme la Bolivie et l’Equateur se développent des modèles dont le but est de résister aux désastres du néolibéralisme. Dans ces pays démocratiques du Sud, se mettent en place des mouvements de fond alternatifs qui ne sont pas aussi spectaculaires que les manifestations de Seattle et de Gênes, mais qui engrangent des changements importants. Ils pourraient bien inspirer un nouveau mouvement que je sens émerger dans le Nord.

Vous dénoncez le manque de transparence des multinationales. Peut-on vous demander combien vous a rapporté le livre No Logo, vendu à plus d’un million d’exemplaires. Etes-vous riche ?

Je ne suis pas riche et je ne vis certainement pas comme une personne fortunée. Je dirais plutôt que j’appartiens à la classe moyenne de la ville de Toronto où j’habite. L’argent de No Logo m’a permis de lancer une société de production avec mon mari. J’investis une grande part de mon argent dans la recherche car une bonne investigation requiert des moyens. Pour La Stratégie du choc, j’ai travaillé avec une équipe de sept assistants chercheurs que j’ai rétribués. Cela me permet d’être complètement indépendante.

Entretien : Thierry Denoël

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