La Guerre, 1925. © Photo : Julien Vidal/Parisienne de Photographie. ADAGP, Paris 2020

Une oeuvre humaniste et engagée

Embrassant tant le travail graphique que pictural, l’exposition L’Elégance de la force remet en lumière la tendre géométrie du coup de pinceau de Marcel Gromaire. Humain, très humain.

Relativement peu connu du grand public, Marcel Gromaire (1892 – 1971) a pourtant déposé un tableau au pied de l’inconscient collectif. La Guerre est une huile sur toile de 130 cm x 97 cm achevée au milieu des années 1920, soit dix ans après les faits tragiques qu’elle relate. C’est la seule oeuvre portant sur cette funeste thématique signée par cet artiste originaire de Noyelles-sur-Sambre. Il est possible de la comprendre à la façon d’une sorte de  » solde de tout compte « , comme si le Français avait voulu se débarrasser une fois pour toutes d’un traumatisme profond – Gromaire fut blessé, en 1916, sur le front de la Somme.

Les silhouettes massives et minérales de ces hommes-robots, symboles bouleversants d’une guerre mécanique, industrielle et déshumanisante.

Hélas, comme l’explique Bruno Gaudichon, conservateur de La Piscine, le Musée d’art et d’industrie André Diligent de Roubaix, un malentendu prévaut encore aujourd’hui : la postérité de cette composition a trop longtemps tenu à sa seule valeur de document.  » Pour le grand public, c’est moins un tableau qu’une iconographie identifiée des manuels d’histoire « , glisse l’intéressé. Ce destin illustratif s’explique facilement. La guerre 14-18, au contraire des confrontations armées qui l’ont précédée, a accouché d’un véritable  » silence des peintres « , révélateur de la brutale singularité de l’événement. Le tout pour un mutisme qui trouve sa source dans les dimensions inédites du conflit, dans la déshumanisation dont il procède mais également dans le fait que de nombreux artistes – on pense à Derain, Léger, Braque ou encore Kokoschka – furent sur le terrain, embarqués sans ménagement dans la tourmente des  » champs d’honneur « .

Avec Otto Dix, Gromaire fut donc l’un des rares à tremper le pinceau dans la plaie, alors que tant d’autres préférèrent laisser cette tâche à la littérature, au cinéma ou à la photographie. De manière opportune, L’Elégance de la force, importante exposition monographique, rectifie le tir en faisant prendre conscience au visiteur du caractère affirmé de chef-d’oeuvre de l’histoire de l’art propre à cette toile se contemplant habituellement au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Regardons de près cette peinture fascinante, aux contours de bas-reliefs bidimensionnels, qui remporta un vif succès lors du Salon des indépendants de 1925. Sa réussite tient à son caractère d’euphémisme, de retenue.

Eve ou nu Etendu,1925.
Eve ou nu Etendu,1925.© Coll. C.Plaussu. Courtesy galerie de la Présidence, Paris ADAGP, Paris 2020

Pour illustrer la déflagration guerrière, Marcel Gromaire choisit de façon paradoxale un pudique moment de calme… avant la tempête. Dans la tranchée, on retient son souffle avec ces hommes qui font, temporairement, dos au conflit. Illusoire tranquillité que ces quelques minutes pour ruminer des pensées qui seront peut-être les dernières. Chacun sait ce que cette position veut dire, la suite se laisse deviner sans peine : dans un instant, un coup de sifflet, un hurlement belliqueux va mettre le feu aux poudres, exposant corps et âmes aux tirs de l’ennemi. Engoncés dans une véritable carapace, les soldats ont presque disparu sous l’attirail qui fait d’eux des machines guerrières. De ce carcan mortifère s’extraient une main comme amputée et deux visages cadenassés. La tonalité terreuse des carnations renvoie à la tranchée au-dessus des combattants, qui s’élève tel un horizon, un terminus. Le message est limpide, il dit ce à quoi les voue leur appartenance sociale. Comme dans les récits de Pierre Michon, la patte du peintre est l’occasion de prendre la mesure d’un  » sens de l’homme  » glané aux côtés de compagnons d’infortune, d’une attention aux êtres  » nés plus près de la terre  » et de ce fait  » plus prompts à y basculer derechef « . Gaudichon d’ajouter :  » Les silhouettes massives et minérales de ces hommes-robots, symboles bouleversants d’une guerre mécanique, industrielle et déshumanisante, constituent une image archétypale à la force visuelle indépassable.  » Pas étonnant dans ces conditions que la scène se soit inscrite dans le registre allégorique et commémoratif.

Frères des hommes

La Guerre en dit long sur le talent du peintre français. L’oeuvre condense de nombreuses lignes de force d’un style hiératique échappant aux étiquettes. A propos de Gromaire, Jacques Villon, le frère de Marcel Duchamp, évoquait  » une palette simple, au service d’un parler rude « . L’oeuvre décrite plus haut témoigne de cela à merveille en ce que la réduction chromatique renforce la force sculpturale de la composition. Impossible de ne pas y voir une parenté septentrionale avec l’expressionnisme flamand. On pense à Constant Permeke ou Frits van den Berghe. Sans oublier d’évidentes connexions avec l’art nègre ou l’art roman et gothique. Mais il y a bien plus. Le peintre nordiste pratique également cette  » géométrisation vigoureuse des volumes  » accentuée de cernes caractéristiques. Il s’agit là d’une marque de fabrique porteuse d’une  » dette cubiste « , l’expression est du directeur du musée, Gromaire appartenant à cette génération d’artistes hantée par ce mouvement inspiré de Paul Cézanne qui a consisté à traiter le réel par le prisme du cylindre, du cône ou du cube. Cette synthèse inédite et très personnelle a porté préjudice à Gromaire. Comme l’explique Bruno Gaudichon :  » Il fut reconnu de son vivant et au lendemain de sa disparition comme une référence incontournable de l’art moderne. Par la suite, les choses se sont gâtées. Son oeuvre s’est vue négligée en raison d’une histoire de l’art très codifiée, pas assez généreuse pour faire place à un talent difficile à classer et toujours en marge des chapelles.  »

Si le travail de Marcel Gromaire continue de nous toucher, c’est sans doute en raison de l’immense humanité qui s’y loge. On le sait, c’est souvent après de terribles épreuves que l’homme renoue avec la générosité. Pour preuve, élaboré pourtant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en France, le programme du Conseil national de la Résistance reste aujourd’hui encore un modèle en matière d’acquis sociaux et d’intérêt porté au collectif. De façon similaire, il semblerait que ce soit l’épreuve du feu qui ait fait du peintre un homme attentif aux gens de peu, lui qui s’était fixé pour mission de  » rester à l’écoute de la houle du monde « . Ici, ce sont les mains hypertrophiées d’un homme au regard fatigué ( L’Homme au pain, 1923) qui témoignent de la valeur accordée à la  » vie solide « , celle-là même que l’on bâtit à l’huile de coude. Là, Le Repas paysan (1921) convoque une tablée silencieuse sur laquelle plane l’ombre des travaux et des jours. Ailleurs, un peu comme chez le photographe August Sander, c’est la cohorte des métiers qui défile : Le Chemineau (1925), Les Terrassiers (1927), Le Passeur (1928), Le Boucher (1931) ou encore la Laitière Flamande (1922). Il y a aussi le très convaincant La Batelière (1924), qui préfigure la dissolution de l’acheminement par voie navale dans les fumées productivistes des usines.

Parade, 1931. Eau-forte sur zinc.
Parade, 1931. Eau-forte sur zinc.© Don de Madame Gromaire au musée de Roubaix en 2017. Photo : A. Leprince ADAGP, Paris, 2019

L’imagerie pourrait sembler simpliste mais elle ne l’est pas.  » Réaliste en ce sens qu’il réfute toute hiérarchie entre sujet noble et sujet banal, Gromaire offre à ces figures des formats qui sont ceux de la peinture d’histoire, comme pour donner aux protagonistes qu’il met en scène une dignité que leur refuserait l’histoire dictée par les dominants « , analyse Gaudichon. On ne sera pas surpris d’apprendre que la principale conquête du Front populaire, les congés payés, ainsi que, dans leur sillage, la montée en puissance des pratiques sportives, constitueront pour Marcel Gromaire une source importante d’inspiration. Ainsi des Bords de la Marne (1925), une huile sur toile à la légèreté mélancolique, ou encore Le Dimanche en banlieue (1927) qui retrace de façon très cinématographique les loisirs de la classe ouvrière.

Féminin pluriel

 » En art le nu n’est […] haïssable que lorsqu’il est dépourvu de sexualité, et qu’il devient un simple exercice académique « , écrivait Marcel Gromaire. Nues, mais également habillées, les femmes occupent une place cruciale dans l’oeuvre du peintre. Elles sont pour lui le prétexte à libérer toute la sensualité, l’amour du vivant, que recèle son pinceau. Plus que tel modèle ou tel autre, l’artiste peint des archétypes féminins, des Vénus. Pleines de grâce, celles-ci se découvrent telles des  » exaltations sexuelles  » conçues comme  » un merveilleux afflux de forces élémentaires, à l’image de la création elle-même « , selon les mots du maître. En 1921, il signe La Martiniquaise, merveille au regard insondable et à la bouche incroyablement charnelle. Deux ans plus tard, c’est Eve ou Nu étendu (1925) qui invite le regardeur à se glisser dans une tendre intimité. L’oeil se repaît du miracle qui fait naître la chaleur et la présence au départ d’une anatomie simplifiée, pour ainsi dire sculpturale et architecturale. Le miracle se répète la même année avec Femme d’Asie, un portrait  » habillé  » très abouti chromatiquement.

Il faut signaler également, c’est à ne pas rater, que le musée de Roubaix fait place à un autre pan du travail de l’artiste, consacré celui-là à l’estampe. Regroupées sous l’intitulé Les Marcel Gromaire de La Piscine, les 163 oeuvres en question sont disposées dans les anciennes cabines de déshabillage du lieu, transformées en vitrines et cabinets de consultation. Sur papier, le trait de l’intéressé est tout aussi opérant. Eaux-fortes, bois gravés, pointe sèche, telles sont les techniques abordées, desquelles on retient surtout L’Homme de troupe (1918), dix gravures sur bois imprimées sur papier vélin d’Arches, dont L’Attente, qui figure des poilus serrés les uns contre les autres, se découvre prophétique. Pas de doute, dans cette représentation du vécu du combattant, croqué ici sur le vif à la manière d’une  » note pour une concrétisation ultérieure « , prennent forme les statiques effigies du chef-d’oeuvre à venir, La Guerre. Celle-là même dont personne ne revient indemne.

Marcel Gromaire (1892 – 1971) : L’Elégance de la force, à la Piscine, Musée d’art et d’industrie André Diligent, à Roubaix, jusqu’au 20 septembre prochain. roubaix-lapiscine.com

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire