Une heure dix de la vie d’un génie

Santé, famille, argent, carrière, logement… Un esprit chaque jour torturé par les soucis de M. Tout-le-Monde

27 décembre 1787.

6 heures du matin. Le jour va se lever sur Vienne. Mozart, lui, ne s’est pas couché. Ses cheveux, qu’il porte sans perruque mais poudrés, comme l’exige la mode, tombent piteusement sur le col de sa redingote de drap bleu. Toute la nuit, alors même que son épouse, Constance, est torturée par les souffrances d’un enfantement imminent, il a composé. Ses mains ne sont que douleur, tant elles se sont crispées sur la plume, noircissant feuillet après feuillet. Ses articulations doivent être au moins calcifiéesà Son ventre aussi le fait souffrir, mais pour lui cela n’a rien à voir avec un bébé qui s’annonce. Malheureusement. Cela fait quelques années qu’il est régulièrement en proie à de violentes coliques et vomissements. Les médecins lui disent qu’il souffre des reins, que les évanouissements brutaux dont il est parfois victime en sont la conséquence. Comment savoir ? Et même, qu’importe ? Mozart ne peut s’offrir le luxe d’être malade, il doit continuer de composer, de donner des leçons, de faire éditer ses partitions, de séduire un public viennois qui peu à peu se détourne de lui : pas le temps de s’arrêter, il faut continuer, travailler encore et encore.

De toute façon, le sacrifice n’en est pas un. En vérité, il n’y a que cela qui le satisfasse et le transporte en ce moment. Les distractions se font rares, depuis quelque temps. Autrefois, il lui arrivait de s’offrir des escapades en plein milieu de leçons, surtout avec ses élèves préférés, comme Thomas Attwood. Il entraînait Thomas dans une partie de billard ou de quilles, ou même l’emmenait monter à cheval dans le jardin de l’Augarten, comme ça, au débotté. Mais Thomas est rentré chez lui, en Angleterre. Mozart s’aère parfois la tête au théâtre, qu’il adore : comédie, ballet, pantomime, tout l’y amuse – beaucoup plus que la lecture. Et puis il ne faut pas négliger les soirées arrosées, au cours desquelles il déguste quelques verres de toquay, de vin de Moselle ou de bière. Il n’est pas comme son père,  » un buveur acharné « , mais il aime l’ivresse, qui stimule son esprit. Allez, tout n’est pas si sombre, mais il ne peut nier que la mort de son père, le 28 mai dernier, l’a beaucoup affecté. Il lui manque. Plus de lettres échangées, plus de baisers posés sur le bout de son nez, plus de conseils et, même, plus de critiques sur son mode de vie, ses finances, son épouse – il les regrette désormais, ses réflexions d’inquiétude acide. 6 h 30. Morne matin, décidément.

Ce doit être la fatigue, sans doute, qui le rend ainsi nostalgique, car d’ordinaire c’est le rire, chez lui, qui l’emporte sur les larmes. Tout le monde le sait. Mozart se demande même parfois si certains visiteurs ne viennent pas chez lui comme on va au spectacle, juste pour l’observer, tout en sirotant un verre de punch concocté par Constance. La semaine passée, alors qu’il composait, il est littéralement tombé de sa chaise, endormi. On a dû le porter ainsi jusqu’à son lit. Le reste du temps, il ne tient pas en place, s’amuse d’un rien, fait des calembours, des blagues qui prennent le dessous de la ceinture pour paysage principal – ce qui à tendance à choquer les Viennois, alors qu’à Salzbourg parler crottes et pets ne choque personne… Après tout, faire cohabiter génie et trivialité est une manière de gérer les affres de la création. De renvoyer la mélancolie dans ses cordes.

Car des raisons de s’inquiéter et de laisser son âme voguer vers des cieux orageux, aussi optimiste et joyeux soit-il, Mozart en aà L’argent, évidemment, ou plutôt son caractère éminemment volatil, figure en tête de ses motifs d’angoisse. Il gagne pourtant correctement sa vie – il a entendu dire que les chirurgiens de l’hôpital de Vienne avaient les mêmes revenus que lui – mais les occasions de dépenser ne manquent pas. Et la santé fragile de Stanzi, comme il aime appeler sa chère Constance, exige qu’elle parte fréquemment en cure à Baden pour soigner ses ulcères variqueux.

Heureusement, le 7 décem-bre, il a été engagé par l’empereur Joseph II comme compositeur de la chambre impériale et royale, en remplacement du musicien Christoph Gluck, mais avec un salaire inférieur. Joseph II ne trahit pas sa réputation d’économe : Gluck percevait un traitement de 2 000 florins annuels, Mozart, lui, n’en touche que 800 (on estime qu’un florin équivaut à un vingtaine d’euros).  » Trop peu pour les services que je rends, et trop peu pour ceux que je pourrais rendre « , grommelle Mozart. S’il est content de cette nomination, il ne peut s’empêcher dans le même temps de regretter sa liberté perdue : son rêve serait d’être un artiste indépendant, ne pas être un musicien-serviteur, comme le fut son pèreà Qu’importe : ses obligations sont minimes. Il doit écrire 36 menuets et 31danses allemandes (à l’origine, une danse populaire en vogue sous l’ère baroque et intégrée à la musique instrumentale) pour les bals des salles de la Redoute, au palais de Hofburg. De courtes partitions qu’il écrit en un temps record. Et puis, depuis son départ de Salzbourg, en 1781, il s’agit de son premier traitement régulier et ce n’est pas négligeable.

Des soupçons contre Salieri

Et, pourtant, c’est encore trop peu. Pour se maintenir à flot, il lui faudrait huit élèves, alors qu’il avait décidé de se limiter à quatre. Il va lui falloir se résigner à faire savoir qu’il accepte les leçonsà Malgré la fatigue et le froid du petit matin qui transperce ses bas de soie, sa nuque piquante et l’envie d’aller voir Constance, Mozart reprend sa plume et écrit une lettre à son bon ami Puchberg. Ce dernier, marchand et banquier, est un frère de franc-maçonnerie. L’été dernier, il lui a déjà prêté une somme importante. Mozart en appelle de nouveau à sa générosité, s’ouvre à lui de ses inquiétudes vis-à-vis de Salieri, qui, il en est sûr, man£uvre contre lui. Mozart le soupçonne de monter une cabale, comme il avait déjà tenté de compromettre Les Noces de Figaro. Car l’autre sujet qui inquiète Mozart, c’est sa popularité en berne. En octobre, il a achevé Don Giovanni, et les quatre premières représentations à Prague, dès le 29 octobre, ont été un triomphe : une triple acclamation chaque soir ! A Vienne, en revanche, où il est de retour depuis le 12 novembre, l’accueil a été plus que froid. Mozart se dit qu’il serait temps qu’il se remette à l’écriture et à la publication d’une symphonie.

De la pièce voisine retentissent les cris du petit Carl Thomas, 3 ans. Il est son seul fils : Constance a déjà perdu Raimund Leopold en 1783 et Johann Thomas l’an passé. Carl, habituellement en pension à Perchtoldsdorf, à 15 kilomètres de Vienne, est à la maison pour cette fin d’année. Mozart s’intéresse de près à son éducation et n’est d’ailleurs pas satisfait de cette école privée qui lui coûte si cher. Il ne bouge pas. La servante est auprès de la parturiente, mais Mozart est trop fatigué. L’enfant va se rendormir, il est à peine 7 heures. Les pleurs se calment. Ce nouvel appartement est décidément très bruyant. Le couple vient de s’y installer – c’est leur septième déménagement depuis leur mariage, le 4 août 1782. Wolfgang sait que Stanzi n’aime guère cette nouvelle adresse, Tuchlauben, 27, dans une petite rue étroite près du Graben. Elle ne cache pas sa déception et lui parle presque chaque jour de son désir d’habiter une maison dans les faubourgs, avec un petit jardin. Il y songe. La perspective ne le remplit pas de joie, mais il se dit que, s’il doit se rendre en ville pour affaires, n’importe quel fiacre l’y conduira pour 10 kreuzers.

Les génies, parfois, sont épuisés. Mozart se laisse emporter par le sommeil, s’affale lentement sur sa table, laisse pendre son bras, la main tenant encore sa plume. Il a le temps de penser que, si c’est une fille, elle s’appellera Theresia. 27 décembre 1787, 7 h 10. L’hiver commence. Celui de la vie de Mozart aussi. Il durera quatre ans, jusqu’à sa mort.

Laurence Debril

Pas le temps de s’arrêter, il faut continuer, travailler encore et encore

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