» Une erreur judiciaire est plus grave qu’un excès médiatique « 

L’inculpation d’Ivan Verougstraete, président à la Cour de cassation, provoque un séisme dans le monde judiciaire. Mais, pour beaucoup de magistrats, la presse en fait trop et viole systématiquement la présomption d’innocence. Ce n’est pas l’avis de Jacques Englebert, avocat spécialisé en droit des médias et professeur de droit judiciaire à l’ULB.

Le Vif/L’Express : Aujourd’hui, même un magistrat de la plus haute cour du pays peut être inculpé ! N’y a-t-il pas là quelque chose d’interpellant, malgré la présomption d’innocence qui doit prévaloir ?

– Jacques Englebert : Monsieur Verougstraete est un justiciable comme les autres. Soyons heureux de constater que la justice fonctionne encore pour tout le monde, quel que soit le poste occupé. Maintenant, c’est vrai, on peut considérer que les magistrats et, a fortiori, les hauts magistrats devraient tout faire pour ne pas être exposés. Je me souviens du procureur général près la Cour de cassation Ernest Krings qui, dans les années 1980, ne se déplaçait qu’à pied et en transports publics, car il redoutait de commettre une infraction, même involontaire, au volant de sa voiture. Il ne pouvait envisager que le premier représentant du ministère public du royaume puisse être poursuivi devant un tribunal de police… Pour lui, la Cour de cassation devait être une institution à l’abri. Aujourd’hui, force est de constater qu’elle ne l’est plus.

Le président Verougstraete ne devrait-il pas être suspendu de ses fonctions, le temps de l’enquête pénale ?

– Il ne doit pas y avoir d’automatisme entre l’inculpation et la suspension. Ce serait dangereux, d’autant qu’il peut parfois y avoir des inculpations un peu rapides. La suspension d’un magistrat est, pour moi, un acte d’une extrême gravité, car cela porte atteinte à son indépendance.

Même en rappelant la présomption d’innocence, une inculpation – a fortiori celle d’un magistrat – s’apparente à une marque au fer rouge. Est-ce inévitable ?

– A mon sens, le strict respect de la présomption d’innocence incombe à la justice et à l’Etat. La presse n’a pas les mêmes contraintes en la matière. En l’occurrence, l’innocence du président Verougstraete ne peut être actuellement mise en doute par un magistrat ou par le ministre de la Justice. Mais cela ne veut pas dire que la presse ne peut pas évoquer l’enquête en cours ni l’inculpation. Evidemment, la médiatisation de cette inculpation malmène la présomption d’innocence aux yeux de l’opinion publique. Mais, dans une démocratie, on ne peut empêcher les journalistes de parler d’un sujet d’intérêt public majeur, à savoir, ici, une éventuelle violation du secret professionnel par un magistrat, ce qui est une infraction pénale. Si la presse n’en parlait pas, je serais très inquiet ! Dès lors, que la personne mise en cause soit marquée au fer rouge aux yeux de l’opinion, c’est une conséquence de la liberté d’expression.

Une proposition de loi émanant de tous les partis démocratiques, excepté Ecolo/Groen ! et le SP.A, veut justement étendre la stricte protection de la présomption d’innocence à la presse. Une mauvaise idée, selon vous ?

– Cette proposition transforme la présomption d’innocence en un droit subjectif opposable à tout le monde, y compris la presse. Ce texte faciliterait fortement les requêtes en référé. Pour moi, ce serait une catastrophe pour la liberté d’expression. Cela aurait un effet dissuasif à l’égard du journalisme d’investigation. Imaginez un homme politique faisant l’objet d’une enquête judiciaire pour des malversations : avec une telle loi, il pourrait interdire à la presse de parler de son affaire tant qu’il n’est pas condamné. Inimaginable ! On sait que des affaires peuvent être enterrées. D’autres voient le jour grâce à la presse, vous en savez quelque chose au Vif… Pour moi, une telle proposition de loi n’est pas innocente, alors que, depuis quelques années, des personnages publics ont été mis en cause par la justice.

La presse n’a tout de même pas que des droits…

– Non, bien sûr. Si elle n’est pas tenue à un strict respect de la présomption d’innocence, elle doit tout de même éviter de chercher à influencer les magistrats qui ont à juger les personnes qu’elle évoque dans un article ou un journal télévisé. Les journalistes ont aussi le devoir d’éduquer l’opinion en répétant inlassablement qu’inculpation ne signifie pas culpabilité. Ils ont également un devoir de précision, car c’est souvent l’imprécision d’une information qui entraîne des amalgames, et donc, un préjudice.

Le président de l’Association syndicale des magistrats (ASM), Thierry Marchandise, se demande s’il ne faudrait pas, comme dans le système judiciaire anglais, préserver l’identité d’un suspect jusqu’à ce qu’il ait été condamné. Cela éviterait les excès médiatiques. Qu’en pensez-vous ?

– C’est vrai que livrer l’identité d’un suspect dans une affaire judiciaire n’apporte souvent rien. Quand il s’agit d’un personnage public, c’est différent. Dès lors, généraliser l’interdiction de publier le nom d’un suspect me paraît excessif. En réalité, il suffit de se demander quelle est la valeur ajoutée de la divulgation du nom d’un suspect dans l’info donnée. Si un homme politique détourne de l’argent public, donner son nom relève de l’intérêt général. S’il a un accident de voiture, alors qu’il n’est pas en état d’ivresse, cela n’apporte rien. Idem pour les magistrats. C’est d’ailleurs le sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Parmi les juristes belges, vous n’êtes qu’une poignée à tenir ce discours sur la liberté d’expression. Beaucoup voudraient, au contraire, que l’on serre davantage les boulons vis-à-vis des journalistes…

– En effet. Je me sens un peu seul et j’essuie pas mal de critiques. Mais j’aime rappeler que les premiers qui violent la présomption d’innocence sont les personnes chargées des poursuites. Les procureurs, les juges d’instruction, les policiers devraient réfléchir peut-être un peu plus avant d’inculper quelqu’un et de lui passer les menottes alors que cameramen et photographes attendent à la sortie du palais de justice. On ne peut pas empêcher la presse de parler des affaires judiciaires. Elle ne le fera d’ailleurs jamais assez, bien que l’on puisse regretter parfois un manque de rigueur de la part des journalistes. Mais les excès des médias sont moins graves qu’une erreur commise par la justice. Les conséquences sont moins préjudiciables. Je pense qu’il y a un ressentiment de la justice vis-à-vis des journalistes comme vis-à-vis des politiques, depuis l’affaire Dutroux. Il serait plus sain que les trois pouvoirs de la société et la presse brisent les murs entre eux et dialoguent davantage.

Entretien : Thierry Denoël

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