Une délicate alchimie

Chacun se dit conscient du danger, mais personne n’évite le piège. En se querellant sur les sujets de l’intégration et de la montée de l’intégrisme islamiste, le monde politique fait le jeu de l’extrême droite. Les solutions résident évidemment ailleurs

La question, décidément, n’en finit pas de tarauder les esprits, et pas seulement les moins progressistes: l’intégration a-t-elle, oui ou non, échoué? Elle charrie une multitude d’autresinterrogations : les énormes efforts déployés, un peu partout, pour permettre aux uns et aux autres de « mieux vivre ensemble » ont-ils porté des fruitsou est-on obligé de constater leurs failles? Les remèdes appliqués en Flandre sont-ils différents de ceux testés à Bruxelles et en Wallonie? Toutes ces questions ont été abordées, au début de cette semaine, par les représentants des communautés religieuses et philosophiques du pays, des associations de défense des droits de l’homme et des partenaires sociaux, invités à participer à une Table rondeà l’initiative de Laurette Onkelinx (PS), ministre fédérale de l’Emploi et de l’Egalité des chances. Il n’y a sans doute pas de miracle à attendre de cette grand-messe un peu improvisée, conviée dans l’urgence: sa vertu principale est d’inciter à la prise de conscience. C’est indéniable, le feu couve, la marmite chauffe et, dans certains quartiers de Bruxelles ou d’Anvers, la nervosité est palpable. Les tensions engendrées par les attentats antiaméricains du 11 septembre 2001, le conflit du Proche-Orient, les menaces de guerre contre l’Irak ont fragilisé les habitants d’origine arabo-musulmane et, sans doute, augmenté la défiance des Belges « de souche » à leur égard. Le meurtre d’un professeur de religion musulmane, qui a déclenché des flambées de colère dans les rues de Borgerhout (Anvers), suivi de l’arrestation éclair – et juridiquement discutée – de Dyab Abou Jahjah, ce leader radical attisant les frustrations de jeunes issus de l’immigration, ont fait monter la pression. Et, à Bruxelles, le meurtre raciste d’un couple de Marocains, voici sept mois, est encore présent dans toutes les mémoires. Et tout spécialement dans les esprits d’une minorité – agissante – habitée par des tentations d’intégrisme religieux. « Depuis 1991, lorsque la commune de Forest a été la proie d’affrontements entre les forces de l’ordre et des jeunes issus de l’immigration, on s’en est plutôt bien sorti, estime un responsable communal d’origine marocaine. Mais ne nous voilons pas la face: le climat est tel qu’il suffirait d’un rien pour enflammer la mèche. »

Et la Table ronde ne semble pas être de nature à régler concrètement le moindre problème. D’autant moins que les acteurs de terrain, les responsables des mouvements associatifs n’ont pas été conviésà la « cérémonie ». Ils sont pourtant les seuls à avoir une vision claire de la question. « Lorsqu’on aborde le sujet de l’intégration avec un responsable politique ou l’un ou l’autre représentant officiel de la communauté musulmane, ils répondent invariablement en saluant l’immense effort des gens de terrain, issus du secteur associatif, qui font du bon boulot », observe le sociologue Andrea Rea (ULB). Pourtant, ce n’est pas à eux que Laurette Onkelinx – et, à travers elle, le gouvernement – a prêté l’oreille la plus attentive, alors que leur apport aurait sans doute été plus utile que celui de certains représentants des communautés philosophiques et religieuses, dont tous ne bénéficient pas d’une légitimité reconnue.

Ces acteurs de terrain auraient pu tenter d’expliquer pourquoi et comment on en est arrivé là. Eux seuls peuvent évaluer à leur juste mesure les limites – et les bienfaits – des multiples politiques mises en oeuvre dans le domaine de l’intégration. Et des bienfaits, il y en a, assurément: de jeunes couples avec enfants reviennent vivre à Borgerhout. Ce quartier démuni de la métropole anversoise, que l’on qualifiait de ghetto il y a peu de temps encore, devient un véritable laboratoire social. Mais il reste un fameux chemin à parcourir: « Cela fait à peine dix ans que les quartiers les plus défavorisés bénéficient d’une vraie politique de la ville, observe le politologue anversois Marc Swyngedouw (KULeuven et KUBrussel). On ne corrige pas en quelques années des erreurs accumulées pendant vingt ans! »

Et si Anvers était à la croisée des chemins? Il a fallu attendre la fin des années 1980 -vingt ans après les grandes vagues d’immigration – pour qu’un début de politique d’intégration voie le jour dans la cité portuaire métissée. Trop tard: entre-temps, l’extrême droite incarnée par le Vlaams Blok s’était déjà attiré les faveurs d’un électeur anversois sur cinq! Le déclic ne se réalise véritablement qu’en 1994, lorsque tous les partis démocratiques décident – quelque peu contraints par la puissance électorale du Blok – de s’allier au pouvoir communal pour tenter de rompre avec les erreurs du passé et une longue confiscation du pouvoir par les partis socialiste et social-chrétien. Depuis lors, le « Sociaal impulsfonds » (SIF), alimenté par les caisses régionales flamandes pour financer des projets concrets dans les quartiers, a modifié le visage d’anciens ghettos. Le pouvoir municipal a mis le paquet sur la rénovation urbaine, l’emploi et l’éducation. Mais l’oeuvre est de longue haleine et l’on ne peut espérer en récolter les fruits rapidement: les « sursauts » trop tardifs n’ont pas suffi à enrayer la montée du Blok (33% aux élections communales d’octobre 2000). Et puis, voilà: la ville est lourdement endettée, son CPAS est pris d’assaut par une multitude de candidats-réfugiés politiques déboutés ailleurs, et l' »union » des partis aux affaires se fragilise, des fractures apparaissent sur le thème de la sécurité, entre les défenseurs de la prévention (les Verts et les socialistes) et les tenants de la répression (les libéraux).

Le temps presse, pourtant: les prochaines élections législatives auront lieu au plus tard en juin 2003 et les résultats du Vlaams Blok dépendront, en partie, de la capacité des responsables communaux à retrouver leur cohésion. De leur capacité, également, à trouver des synergies avec les autres niveaux de pouvoir – Etat fédéral, Région flamande – qui développent, eux aussi, des projets de lutte contre l’exclusion et délient, parfois sans grande coordination, les cordons d’une bourse pas très garnie.

Bruxelles: retour de flamme

Les 19 communes de la Région de Bruxelles-Capitale – ainsi d’ailleurs que la Cocof, l’institution chargée, à Bruxelles, de financer des projets francophones – font, également, l’amère expérience d’une dèche financière sans précédent. Ces soucis financiers touchent tous les secteurs, du logement social à l’enseignement, susceptibles, eux aussi, de lutter contre l’exclusion. A Bruxelles comme ailleurs, la dispersion entre plusieurs niveaux de pouvoir des compétences concernant de près ou de loin la problématique de l’intégration contribue à la confusion. Elle complique en tout cas considérablement la tâche du secteur associatif, contraint à de véritables acrobaties pour « mériter » des subsides d’origines diverses et censés financer des projets touchant tour à tour des compétences fédérales, communautaires, régionales ou communales.

En outre, les responsables locaux et régionaux commencent à se rendre à l’évidence: le « modèle » bruxelloisa montré ses lacunes. « Depuis le début des années 1990, l’ensemble du monde politique s’est accordé pour aborder la problématique de l’intégration à travers un programme plus vaste, rappelle Vincent de Coorebyter, le directeur général du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp). Autrement dit: il n’existe pas une politique de l’intégration, mais bien une série de politiques – lutte contre l’exclusion socio-économique, aide au logement, discrimination positive dans les écoles, etc. – qui peuvent contribuer à la favoriser. » L’objectif de pareille approche? Se garder des amalgames entre les questions d’intégration, d’immigration et d’insécurité, se protéger de la montée de l’extrême droite, en bref, se prémunir contre des dérapages sur un terrain par nature extrêmement glissant. « On a axé tous les efforts sur la lutte contre les inégalités, en croyant que cela allait tout résoudre, souligne le sociologue Andrea Rea. Aujourd’hui, on découvre les limites de cette approche globalisante: l’intégration n’est pas parfaite, loin s’en faut, et des problèmes subsistent, qui sont spécifiques à la population issue de l’immigration. » C’est cela, sans doute, qu’il fallait décoder entre les lignes de la récente déclaration à l’emporte-pièce de Daniel Ducarme, le président du MR, sur « l’échec » de l’intégration.

En refusant de cibler la politique d’intégration sur… l’intégration des allochtones, on a, certes, évité de stigmatiser une population fragilisée. Mais on a aussi, sans trop le vouloir, favorisé la juxtaposition de communautés plus ou moins repliées sur elles-mêmes, à l’anglo-saxonne. Sous prétexte que Bruxelles était depuis toujours rodée à la mixité, au bilinguisme et au multiculturalisme, on a encouragé l’autonomie culturelle et l’auto-organisation des populations d’origine étrangère. « Cette approche plutôt libérale et tolérante montre aujourd’hui ses revers: certains, se sentant privés de racines et d’identité -ni tout à fait belges, ni tout à fait bruxellois, ni tout à fait turcs ou marocains-, tentent de retrouver un ancrage, par le biais de l’exaltation idéologique, nationaliste ou religieuse. Et les événements internationaux qui, d’après eux, stigmatisent le monde musulman, les encouragent dans cette voie », analyse de Coorebyter.

La Flandre, elle, a plutôt parcouru le chemin inverse: « D’emblée, l’ étranger y a été perçu comme une menace potentielle, suscitant la méfiance d’un Mouvement flamand arc-bouté sur ses principes de la protection de la langue flamande et de l’homogénéité culturelle », relève Charles Picqué (PS), le ministre de l’Economie et de la Politique des grandes villes. Résultat? Le nord du pays a donc davantage encouragé l' » assimilation » jacobine, à la française – dans ce domaine, les paradoxes ne manquent pas -, poussant les populations d’origine étrangère à se soumettre à une sorte de « parcours de citoyenneté », les encourageant (ou les contraignant?) à l’apprentissage du néerlandais, freinant l’acquisition de la nationalité belge. « Cette attitude a, bien souvent, provoqué l’effet inverse: se sentant décidément étrangers, maîtrisant difficilement la langue, certaines communautés d’allochtones se sont regroupées dans des ghettos, coupées du reste de la population, repliées sur leurs différences identitaires », observe Picqué.

Ainsi, le constat s’impose: en dépit d’approches différentes, les francophones et les Flamands se découvrent pareillement démunis devant les failles de l’intégration. Et seule une réelle volonté politique, à tous les niveaux de pouvoir, permettra de « mieux vivre ensemble ». Les solutions ne relèvent en rien du prêt-à-porter. Sans doute faudra-t-il puiser à la fois dans le modèle républicain, celui qui nous rêverait « tous pareils », et dans le modèle « communautariste » qui accepte, voire encourage nos « différences ». Une chose, une seule, est sûre: ce ne sont pas de stériles querelles politiques, sur l’un ou l’autre plateau de télévision, qui permettront le retour à la sérénité…

Isabelle Philippon et Philippe Engels

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