Une ambassade sous la mitraille

Dans un Irak ravagé par la violence, comment les diplomates mènent-ils leurs missions

au jour le jour ? Voyage inédit derrière les murs de la chancellerie française

De notre envoyé spécial

Faux départ. Bernard Bajolet, l’ambassadeur de France en Irak, a tout juste pris congé du dignitaire chiite Jawad al-Khalissi quand éclate une brève fusillade, non loin de l’université coranique du cheikh au turban blanc, nichée au c£ur du vieux quartier Kadhimiya, dans le nord-ouest de Bagdad. Le visiteur délace de nouveau ses souliers et vient attendre l’accalmie dans le bureau de son hôte. Bientôt, le service d’ordre local fait savoir au diplomate que la voie est libre. Ce dont s’assurent ses gardes du corps, robustes gaillards de l’Escadron parachutiste d’intervention de la gendarmerie nationale (Epign). Le convoi de voitures blindées peut donc cahoter dans les ruelles défoncées de Kadhimiya, entre vieillards voûtés, gamins espiègles et femmes voilées de noir de pied en cap. L’ambassadeur arrivera en retard à la réunion des chefs de mission de l’Union européenne, convoquée au beau milieu de la  » zone verte « , ce Fort Alamo que secouent parfois des obus de mortier. Nul ne lui en fera grief : c’est ici la loi du genre.

Un genre insolite. Sur la mappemonde, il faut chercher l’Irak aux antipodes du royaume des Ferrero Rocher, des cocktails futiles et des robes froufroutantes. En Irak, les dîners de l’ambassadeur se donnent à la fortune du pot. Bagdad est devenu l’école de la diplomatie en gilet pare-balles. Sur les bords du Tigre, les chevaux sont de frise et les chicanes n’ont rien d’oratoire. Elles balisent le gymkhana perpétuel des cortèges, tout comme les cubes de béton ou les chenilles de chars jetées en guise de ralentisseurs en travers du bitume. Un bric-à-brac figé de miradors, guérites, sacs de sable, herses, rouleaux de barbelés, checkpoints et caméras. Mais, sur la route de l’aéroport, naguère terrain de chasse favori des adeptes de la voiture piégée et du lance-roquettes, les berlines blindées frôlent encore les 200 kilomètres-heure, quitte à zigzaguer entre les taxis poussifs, les camionnettes et les minibus qui n’ont eux d’autre protection que celle qu’Allah veut bien leur accorder. Quand on recense, dans le Grand Bagdad, une quarantaine d’attaques par jour, toute sortie prend des allures de raid en territoire ennemi. Il faut brouiller les pistes, changer de véhicule, d’horaire, d’itinéraire.  » Si l’on ne bouge pas, on ne sert à rien, avance Bernard Bajolet, 56 ans. Mais pas une rencontre ne vaut la vie d’un seul d’entre nous, diplomate ou gendarme. A ce jour, aucune perte. Et je touche du bois.  » Certes, les rafales, les embuscades et les EEI – engins explosifs improvisés – visent avant tout policiers et fonctionnaires irakiens. Encore faut-il éviter les mauvais endroits au mauvais moment. Le 11 novembre 2004, une équipe de la DGSE (les services secrets de l’Hexagone) £uvrer à la libération des journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot longe un hôtel bagdadi à l’instant précis où le dévaste un carnage à la voiture piégée. Tous les passagers des sept véhicules qui précèdent le leur périssent ; eux s’en tirent sains et saufs. Un an plus tard, on relèvera 37 impacts sur l’une des berlines de la chancellerie. Ici, l’immunité diplomatique ne vaut pas un dinar. Miraculé en 2004, l’ambassadeur d’Italie vit sous la tente dans la  » green zone « . Son homologue turc à dû fuir l’année précédente une chancellerie éventrée. Les massacreurs s’acharnent sur les diplomates arabes : l’an dernier, un Egyptien et deux Algériens ont été enlevés puis assassinés. Et que dire de la Jordanie ? Une voiture piégée a dévasté sa représentation en août 2003. Bilan : 14 morts et 40 blessés. Epargnée jusqu’alors, l’équipe Bajolet sent parfois le vent du boulet. Le 24 octobre 2005, deux voitures béliers puis une bétonnière bourrées au total d’une tonne et demie d’explosifs foncent sur l’hôtel Sheraton, distant de 250 mètres. Le souffle dégonde les fenêtres et pulvérise les vitres, tandis que les éclats de métal tordu pleuvent dans les jardins.  » Sécuriser  » l’ambassade de France n’a rien d’une sinécure. Desservi par une rue étroite, enserré dans un tissu urbain dense et entouré d’immeubles, le site paraît exposé. Une haute palissade de béton armé, égayée de fresques peintes par des étudiants de l’Institut des beaux-arts, corsète donc ses entrées. De même, les hommes de l’Epign, unité vouée, notamment, à la protection des diplomates français dans les pays en crise, ont installé des postes de combat aux endroits jugés sensibles. Ces gendarmes d’élite malmènent au passage le stéréotype du Rambo bas de plafond. Tous ou presque ont servi en Irak, en Afghanistan, en Côte d’Ivoire ou à Haïti. Réfractaires à l’esbroufe, affûtés et vigilants, les  » Epis  » s’efforcent en permanence de consolider la cuirasse tricolore. Fort de leurs conseils, Bernard Bajolet s’échine à prendre le contrôle des bâtiments mitoyens. Le 14 février, à la faveur d’un entretien, il a ainsi obtenu du ministre des Affaires étrangères, Hoshyar Zebari, la promesse de hâter la procédure d’acquisition d’une maison voisine. Conquête immobilière indispensable, tant l’espace vital se rétracte. Pour loger les renforts, on a installé dans le jardin des cabanes de chantier aménagées, quitte à sacrifier quelques arbres. A l’inverse, les deux fontaines dont le murmure intermittent procure un étrange sentiment de quiétude résistent à l’invasion. Les impératifs de sécurité ont contraint les cadres de l’ambassade de renoncer à leur villa. Adieu terrasses et piscines : certains ont dû se replier en bon ordre dans un ancien hôtel dûment rénové où, à en croire la rumeur, quelques beautés fanées faisaient encore voilà peu commerce de leurs charmes. Bernard Bajolet, lui, espère goûter avant le terme de sa mission à ceux de la résidence de France, saccagée et pillée le 11 avril 2003, au surlendemain de la chute de Bagdad. Au pire, ce Lorrain élancé, fine moustache et bouc taillé court, léguera à son successeur une belle demeure et une cave à vins digne de la République. Pour l’heure, il supervise les travaux de restauration et déploie la nuit venue le canapé convertible de son studio. Lui et ses lieutenants ont connu plus spartiate. En 2005, il a fallu des mois durant se résoudre à dormir sur un lit de camp.  » Chacun restait dans son bureau, raconte le conseiller culturel Georges Tate. Les tiroirs ouverts faisaient office de portemanteaux et les gendarmes avaient tendu des fils sur lesquels séchait le linge.  » Rude année : à trois reprises au moins, entre juin et septembre, des indices concordants alimentent la hantise d’un attentat dirigé contre l’ambassadeur. Au point que Paris envisage un temps de le retenir en France au terme de vacances d’été prolongées. Le plan le plus abouti, imputé au satellite irakien de la galaxie Al-Qaeda, prévoyait un traquenard sur le parcours de son convoi.

Faire comme si. Comme si tout était normal sans jamais oublier que rien ne l’est. Solliciter des rendez-vous. S’y rendre. Sonder les uns, tester les autres. Sur le chemin de l’aller, parcourir le quotidien Az-Zaman ou affiner avec le premier secrétaire Othman el-Kachtoul les thèmes de l’entretien. Au retour, ébaucher le télégramme expédié le soir même au Quai d’Orsay. En 2005, le poste de Bagdad en a envoyé 1 345, cryptés par un  » chiffreur  » – du  » secret défense « , rarissime, au  » diffusion restreinte « . L’un, daté du 6 janvier, confirme la disparition de Florence Aubenas. Les autres reflètent la diversité des tâches dévolues à une mission sous le feu : achat de voitures blindées, visas en souffrance, soutien à l’hôpital pédiatrique, couverture sociale des employés irakiens, compte rendu commenté de tête-à-têteà Arabophone, lecteur du Coran ou des Mille et Une Nuits en VO, Bernard Bajolet rend un jour visite au cheikh Houmam Hamoudi, voix influente de la nébuleuse chiite, le lendemain au sunnite Tarek al-Hashemi, chef de file du Parti islamique. Avec eux, il évoque la victoire des chiites de l’Alliance irakienne unifiée lors des législatives du 15 décembre, la reconduction attendue du Premier ministre sortant, Ibrahim al-Jaafari, l’hypothétique révision de la Constitution, le visage incertain d’un Irak fédéral, le péril de la guerre civile, les caricatures du Prophèteà

Autant de sujets passés en revue dans le bureau de l’ambassadeur, dont le gilet pare-balles occupe une chaise plus ou moins Louis XVI, lors de la  » réunion de service  » hebdomadaire. Ce lundi de février, l’ordre du jour oscille entre le cocasse et le tragique. Que faire de la carte de v£ux adressée par Dominique de Villepin au leader kurde Massoud Barzani – destinataire par ailleurs d’une lettre de Nicolas Sarkozy – sortie froissée de la valise diplomatique ? Lui donner un coup de fer ou transmettre son contenu par courriel ? Il conviendra aussi de relancer Paris quant à l’envoi de masques destinés aux rares compatriotes présents au Kurdistan, où sévit la grippe aviaire, et d’accélérer la délivrance de visas aux accompagnateurs des enfants malades qui seront, grâce à la Chaîne de l’espoir, traités en France. Plans et graphiques à l’appui, le capitaine de l’Epign livre un diagnostic sécurité détaillé. En résumé, ça ne s’arrange pas. Si la nature des agressions fluctue – moins de véhicules piégés, plus d’attaques à l’arme légère – la violence gagne des quartiers supposés protégés. Voilà de quoi attiser l’impatience de Georges Tate, archéologue de renom et vétéran du cauchemar libanais. Les consignes en vigueur interdisent au directeur du centre culturel français (CCF) tout proche d’y travailler plus d’un tour d’horloge.  » Depuis juillet 2005, j’y ai passé six heures, bougonne-t-il. Et les problèmes de gestion s’accumulent.  »  » Je partage cette frustration, concède Bernard Bajolet. Pour peu que la galerie se trouve en secteur chaud, il m’est impossible d’assister au vernissage des expos que je parraine.  » Parfois, un couac inattendu entretient l’illusion de la normalité, telle la courte grève déclenchée fin 2005 par les contractuels irakiens de l’ambassade, sur fond de conflit salarial. Sur le front de la routine trompeuse, il y a mieux. Témoin, la réception donnée le 15 février en l’honneur de l’ex-Premier ministre Iyad Allaoui, chiite laïque, dans le somptueux palais où logeait sous l’ancien régime l’une des filles de Saddam Hussein. Le marbre, les dorures, les lustres colossaux, la pelouse fleurie en pente douce jusqu’au Tigre, le brouhaha rieur : n’était la cohorte de cerbères harnachés comme des gladiateurs, on se croirait à l’inauguration d’un musée du kitsch oriental contemporain.

Si le conseiller commercial tricolore officie depuis Amman, les autres services tournent, fût-ce au ralenti. Le consulat a délivré 1 200 visas en 2005. Commerçants, leaders politiques, étudiants, universitaires, médecins et congressistes fournissent le gros de la troupe. Il faut y ajouter les rares sésames accordés pour motifs familiaux. Bosseur acharné, le consul Bernard Goislard veille aussi sur le maigre contingent des Français établis en Irak. Selon la liste mise à jour chaque semaine, on en recense une centaine, dont la moitié au service de l’ambassade. Les autres ? Une poignée de journalistes, des ingénieurs, quelques humanitaires au Kurdistan et de vieux Irakiens d’adoption, à commencer par ces veuves dont le voisinage ignore parfois les racines. Sans omettre les deux djihadistes présumés détenus à la prison d’Abou Ghraib, à qui furent transmis au début du mois du courrier et des corans. Recrutés par des sociétés anglo-saxonnes, les agents de sécurité privés et les techniciens s’abstiennent souvent de se faire enregistrer. C’est pourtant au consul que peut échoir l’épreuve de reconnaître le corps à la morgue quand l’un d’eux tombe sous les balles des insurgés ou meurt dans l’incendie de son 4 x 4.

Relayant les directives de Paris, l’ambassade dissuade hommes d’affaires et reporters de s’aventurer entre Tigre et Euphrate. Au consultant qu’attire le marché de la fibre optique et qui s’enquiert par téléphone de l’air du temps, le premier conseiller Franck Gellet dépeint avec son flegme inaltérable un horizon très sombre :  » Aucune amélioration en vue, prévient le bras droit de l’ambassadeur. A nos yeux, les ressortissants français demeurent menacés. En dehors d’incursions brèves et prudentes au Kurdistan, se balader en Irak serait de la folie.  » Parfois, on invite fermement un compatriote exposé à abréger son séjour. Tel fut le cas récemment pour une journaliste et un ingénieur alsacien, isolé à l’est de Bagdad sans la moindre protection. Libéré en janvier après trente-cinq jours de captivité, Bernard Planche avait ainsi reçu des mises en garde réitérées. Les clefs de sa voiture, mise sous séquestre par Bagdad, attendent des jours meilleurs dans une enveloppe posée sur le bureau de Franck Gellet. Un rayon de soleil éclaire celui de l’ambassadeur : le sourire éclatant de Florence Aubenas, affiché à la Une de Libération le lendemain de son retour au pays.

Officiellement en sommeil, le centre culturel, mitraillé à l’automne 2003, défie lui aussi l’adversité. Même si, en ces jours troublés, ses enseignants dispensent l’essentiel des cours de langue hors les murs ; ici dans une fac, là au sein d’un ministère. Le CCF offre en outre à 120 profs de français – collèges ou lycées – des sessions de mise à niveau. Il a envoyé l’été dernier la moitié d’entre eux au pays de Voltaire. Les autres suivront. Sciences, médecine, droit, archéologie : l’an dernier, la France a accueilli au total 500 stagiaires et boursiers. Car la coopération ne se borne pas à perpétuer le rayonnement de la langue de Molière. Depuis mars 2005, l’ambassade orchestre des expositions temporaires de peintres et de sculpteurs, hébergées dans des galeries bagdadies. Un festival du court-métrage, une séance hebdomadaire de cinéma, l’édition de manuels scolaires adaptés ou de classiques traduits en arabe : ce qui tient ailleurs du train-train relève ici du casse-tête logistique. Sur le front humanitaire, l’ambassade s’efforce d’alléger le fardeau qui écrase les plus humbles, orphelins, enfants des rues, femmes battues ou malades démunis. De retour de congé – un mois pour un trimestre sur place – le consul Bernard Goislard a entassé dans deux cartons à champagne des vêtements et des livres d’enfants qu’il offrira sous peu à un hôpital.

Une sourde déflagration, le fracas d’une rafale, le rugissement d’un hélicoptère de l’US Army : au c£ur de l’ambassade, l’écho de la guerre parvient comme assourdi. Seuls les dépêches d’agences et les récits du  » staff  » irakien dévoilent les ravages de la violence au quotidien, les cadavres mutilés gisant à l’aube sur une décharge, la famille qu’on égorge avant de dynamiter la maison, les retraités fauchés par un kamikaze sur le seuil d’une banque, l’attente angoissée des parents qui ont tout vendu pour réunir la rançon qu’exigent les ravisseurs du filsà Tous ici le déplorent : plus question, hélas, d’aller au contact de l’Irakien de la rue, du souk ou des champs. Plus de sortie, de dîner au restaurant, d’échappée chez les antiquaires ou le barbier. Désormais, le coiffeur se déplace, comme le médecin ou le dentiste. L’ambassadeur et son bras droit ont dû ranger leur raquette de tennis. Pour les sportifs, reste deux options : le jogging dans les allées de la chancellerie, au risque du tournis, et la salle de gym de la cave, avec ses haltères, son punching-ball, son rameur et ses vélos d’exercice. Autrefois en poste à Damas (Syrie), Bernard Bajolet, cavalier accompli, montait au côté de Bassel, fils aîné et alors dauphin de Hafez el-Assad. En Jordanie, il jouait au polo avec le prince héritier Hassan et s’initiait au parachutisme dans le sillage du futur roi Abdallah. A Sarajevo, ce fut pour cet énarque, condisciple au sein de la promotion Léon-Blum d’Alain Minc, de Martine Aubry et de Pascal Lamy, l’époque du ski et du rafting. Icià

Un régime de semi-liberté

Malgré la tension, l’isolement et la promiscuité, les quasi-reclus de Bagdad s’accommodent de leur statut monacal.  » Pas le temps d’y penser, lâche l’un d’eux. J’ai un boulot, j’essaie de m’en acquitter le mieux possible.  » Reste que certains lâchent prise. L’un a tenu deux mois et demi, l’autre un an.  » Il serait absurde de leur en tenir rigueur, insiste l’ambassadeur, enclin à  »confesser » régulièrement sa troupe. Là où l’on risque sa peau, la règle du volontariat s’impose.  » Chacun s’efforce d’adoucir ce régime de semi-liberté. On peut le faire fourchette en main, en invitant le vendredi collègues et anges gardiens. La table la plus prisée ? Celle du consul, dont on loue les soupes, le pot-au-feu et la tarte aux pommes. Autre must culinaire, la marmelade maison, qu’un gendarme prépare avec les oranges du jardin. Parfois, la récréation prend un tour plus festif. Pour preuve, le récent bizutage d’un officier de l’Epign fraîchement promu. Ce jour-là, au prétexte d’une pénurie imaginaire d’insignes, Bernard Bajolet lui a épinglé des galons irakiens.

Le moment venu, les assignés à résidence de Bagdad auront sans doute droit à une médaille bien de chez nous. Et ils ne l’auront pas volée.

V. H.

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