Un sphinx dans l’ombre de Moubarak

Omar Souleimane, patron des services secrets du Caire, est aussi actif dans la lutte contre le terrorisme que dans les coulisses des négociations diplomatiques. Portrait de l’homme indispensable du président.

DE NOTRE CORRESPONDANT

Le matin, quand il ouvre l’£il, le chef des tout-puissants services égyptiens de renseignement, Omar Souleimane, n’a nul besoin de s’interroger longuement sur le programme de la journée. Entre un conflit israélo-palestinien qui s’enlise, les tensions chez le voisin soudanais, dans le Sud, et la traque des auteurs de l’attentat du 22 février près d’un souk du Caire, les casse-tête ont, ces derniers temps, une fâcheuse propension à s’accumuler. Rien de très inhabituel pour le patron des Moukhabarat al-Amma : voilà seize ans que cela dure… La longévité de Souleimane, dans son domaine, n’a d’égale que celle du seul homme auquel il a des comptes à rendre : le président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981.

Au côté du président lors de l’attentat

 » C’est le meilleur connaisseur des dossiers sensibles « ,  » Il est le mieux placé pour parler à tout le monde « … Difficile, au Caire, de trouver un avis critique à son sujet. Tout juste certains s’interrogent-ils sur sa haine des islamistes de tout bord (lesquels le lui rendent bien). Car ce rejet, dont il ne fait pas mystère, constitue sans doute un handicap dans ses multiples négociations avec le Hamas – sur la réconciliation interpalestinienne, la trêve avec Israël ou encore la libération du soldat Gilad Shalit. Autant de dossiers qu’il gère sans partage. Les diplomates égyptiens eux-mêmes en sont tenus à l’écart.

 » Il est respecté par les Américains et les Israéliens autant que par les Palestiniens, ce qui n’est pas un mince exploit « , souligne un officiel européen. Le respect qu’il inspire ne doit rien au hasard : en seize ans, il a rendu bien des services. A Paris, par exemple, quand les hommes du contre-espionnage français traquaient le terroriste Carlos au Soudan, ou après l’attentat contre le DC 10 d’UTA. Aux responsables de la CIA, aussi, auxquels il a fourni, selon le quotidien israélien Haaretz, des interrogateurs sans états d’âme pour arracher des informations aux détenus d’Al-Qaeda.

Le mois dernier, à Washington, il a sondé l’administration Obama sur ses intentions à l’égard d’un éventuel gouvernement palestinien d’union nationale et sur les suites à donner au mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale contre le président soudanais, Omar el-Bechir (car l’Egypte redoute une déstabilisation du Soudan, qui contrôle son accès aux eaux du Nil). A présent, l’incontournable Souleimane figure parmi les possibles successeurs de Hosni Moubarak. Ce dernier l’a élevé au rang de ministre sans portefeuille. Un paradoxe pour cet homme de l’ombre, qui, au cours de sa longue carrière, n’a jamais exprimé la moindre ambition politique. Même quand sa fonction a été révélée au grand public – fait inédit – lors des obsèques, en 2000, du Syrien Hafez el-Assad.

Le personnage est énigmatique. On l’a dit dans l’armée de terre, le génie ou l’artillerie. Les uns le dépeignent en laïque convaincu, les autres en musulman pieux, capable d’interrompre une réunion pour prier… Il est né en 1935, à Qena, au nord de Louxor. Mais l’homme d’Etat, lui, s’est forgé à l’âge où d’autres partent en retraite. L’histoire tient presque de la légende.

Vétéran des guerres de 1967 et 1973 contre Israël, il dirige alors depuis deux ans les Moukhabarat quand il participe à une réunion de préparation avant un sommet africain, à Addis-Abeba. Au cours de la discussion, Souleimane insiste pour que soit acheminée sur place la limousine présidentielle blindée. Plusieurs conseillers craignent de froisser l’Ethiopie et marquent leur désapprobation. Ils ont tort. Car, à Addis-Abeba, le 26 juin 1995, le convoi tombe dans une embuscade des Gama’at al-Islamiya, principal groupe armé égyptien. Plusieurs agents sont tués. A l’arrière du véhicule blindé, criblé de balles, Moubarak est indemne. Et Omar Souleimane, qui est assis à son côté, devient intouchable.  » Il est le seul dans l’entourage de Moubarak à pouvoir lui dire les choses telles qu’elles sont, et pas telles que le président voudrait les voir « , confie un officiel égyptien.

De retour d’Ethiopie, Souleimane participe de plus belle à la lutte contre les islamistes, qui multiplient les attentats en Egypte. Des milliers de personnes sont arrêtées – certaines ne réapparaîtront jamais – des familles entières torturées. Deux ans plus tard, malgré un ultime – et terrible – sursaut à Louxor (58 touristes tués), les Gama’at al-Islamiya sont brisées. Du fond de leurs geôles, leurs chefs décrètent une trêve. Pendant sept ans, jusqu’aux attentats de Taba, dans le Sinaï, l’Egypte est épargnée par le terrorisme. Un  » miracle  » au moment où le monde vacille sous les coups des Egyptiens d’Al-Qaeda – Ayman al-Zawahiri, le bras droit d’Oussama ben Laden, ou Mohamed Atta, le chef des pirates de l’air du 11 septembre.

 » Il tient la barre sans se salir les mains « 

Cette répression féroce ne ternit pas l’image de Souleimane dans l’opinion publique. Sur le terrain, ses hommes laissent le sale boulot aux sbires de la Sécurité de l’Etat, sous les ordres du ministre de l’Intérieur, Habib el-Adly – personnage honni des Egyptiens.  » Souleimane tient la barre sans se salir les mains « , constate, admiratif, un observateur occidental.

A l’extérieur, pas un dossier délicat ne lui échappe, à commencer par le conflit israélo-palestinien, qui relève presque de la  » sécurité nationale égyptienne « . Depuis le début de la deuxième Intifada, Souleimane est de toutes les tractations et multiplie les navettes entre Jérusalem, Ramallah et Gaza. Sans oublier les capitales arabes qui se mêlent de ses affaires – la Syrie et le Qatar figurent en haut de sa liste noire… Radicaux palestiniens et émissaires israéliens se croisent dans les couloirs de son QG de Medinet Nasr, aux portes du Caire. Avec abnégation, il renoue les fils du dialogue, négocie des compromis, arrache des cessez-le-feu. Essuie, aussi, de multiples camouflets. Souleimane ne dit rien. Mais il rend toujours, dit-on, la monnaie de la pièce. Avec les intérêts.

Furieux du coup de force du Hamas, à Gaza, en juin 2007, et plus encore du dynamitage du mur frontalier avec l’Egypte six mois plus tard, il aurait, selon des diplomates arabes, minimisé les risques d’une offensive israélienne contre Gaza en décembre 2008, contribuant à l’effet de surprise. Frustré d’avoir vu Israël faire capoter plusieurs accords à la dernière minute, il aurait aussi fermé les yeux sur le trafic d’armes via les tunnels sous la frontière avec Gaza.  » Il faut être naïf pour penser que Souleimane ignore quelque chose qui se passe dans le Sinaï « , grince un officiel israélien au Caire. Personne n’est dupe. Mais tout le monde finit par revenir vers lui, la porte de ce pragmatique ne restant jamais longtemps fermée.

 » Nous ne devons pas échouer, car vous connaissez bien les conséquences de l’échec  » : cet avertissement, Souleimane l’a lancé le mois dernier aux acteurs des pourparlers interpalestiniens qui tentent de former un gouvernement d’union nationale. L’allocution, exceptionnellement retransmise à la télévision, s’adressait bien sûr à un public plus large. Avec cette tranquille certitude que, si la médiation égyptienne échoue, il n’y a, de l’aveu même d’un diplomate européen au Caire,  » aucun plan B « .

TANGI SALAÜN

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