Un royaume sur le Toit du monde

Le Tibet a longtemps été à l’abri des soubresauts de la Chine. Protégé par sa géographie, il a développé une identité particulière. Que les maîtres de Pékin, depuis plus d’un demi-siècle, s’acharnent à effacer.

Dans le silence des montagnes les plus hautes de la Terre, les vents violents qui balaient les plateaux ont nourri tant de chimères… Car il a fallu des siècles pour approcher cette beauté puissante, creuset de légendes et de mystères. Et de richesses, aussi. Ceux qui vivent ici depuis la nuit des temps chérissent ces lieux par-dessus tout pour un don que cette solitude leur avait assuré : la liberté. La part du rêve, en quelque sorte.

Les maîtres actuels de Pékin clament à tout propos que  » le Tibet appartient à la Chine  » depuis des temps immémoriaux, depuis le xiie siècle en tout cas, en vertu de mariages princiers conclus entre les familles régnantes des deux pays. A cette aune-là, en remontant plus haut, jusqu’au viie siècle par exemple, les Tibétains pourraient aussi bien prétendre que  » la Chine appartient au Tibet  » : en 641, le Fils du Ciel, l’empereur Taizong, se voit contraint de donner en mariage une princesse chinoise, Weng Cheng, au souverain tibétain, Songtsen Gampo, dont les troupes assiègent et menacent de piller Chang’an, sa capitale (l’actuelle Xian).

C’est l’époque où le bouddhisme, venu d’Inde, entame son avancée sur le Toit du monde. Et les armées tibétaines, gardiennes d’un vaste empire unifié au c£ur de la haute Asie, sont aussi redoutables que redoutées : entre le vie et le ixe siècle, leur puissance s’impose loin à la ronde sur le continent. Le voisin chinois, sur la défensive, en sait quelque chose, obligé de tenir compte de ces remuants guerriers. De ce passé commun vient sans doute une partie de la méfiance ancestrale entre les deux peuples : ils se sont côtoyés au fil des siècles, sans pour autant fraterniser, au point de conserver à travers le temps leurs traits distinctifs autant que leurs préventions l’un envers l’autre.

Si Songtsen Gampo (605 ?-649) unifie son pays et jette les bases d’un empire fort, c’est également sous son règne que l’alphabet tibétain est élaboré. Il envoie quelques fils de famille faire des études et se cultiver en Inde, d’où ils rapportent traités et ouvrages spirituels pour l’édification du souverain et de ses sujets. Son fils et son petit-fils continuent sur cette lancée, tandis que le bouddhisme se taille peu à peu un fief sur ces territoires de haute altitude en intégrant sous son aile accueillante divinités et croyances chamaniques antérieures. L’apogée de l’empire tibétain culmine avec Ralpachen, à la fin du ixe siècle.

Quelque trois cents ans plus tard, les Mongols, emmenés par Gengis Khan, entrent en scène. Le bouddhisme, déjà enraciné dans ces lieux rudes aux hommes mais propices à la réflexion, influence les rapports des Tibétains avec les autres peuples. Un exemple ? Cavaliers hors pair, les Mongols avaient coutume de ne pas s’embarrasser de prisonniers. Malheur à qui tombait entre leurs mains : c’était la mort assurée par noyade pour l’ennemi, lesté d’une pierre et précipité dans le premier cours d’eau venu. Horrifié par cette pratique courante, Sakya Pandita, conseiller spirituel (tibétain) de l’empereur mongol Godan Khan, persuada ce dernier de renoncer à cette méthode expéditive et d’en imposer par l’équité plus que par la force brutale.

Au gré des alliances fluctuantes entre clans et seigneuries, l’école des Gueloung, au xive siècle, acquiert la prééminence, avec deux des hiérarques les plus connus du Tibet, le panchen-lama et le dalaï-lama. Ce dernier porte un titre honorifique ( » Océan de sagesse « ), conféré en 1578. Depuis lors, cette lignée de réincarnations réunit les pouvoirs temporel et religieux.

Grâce à sa position géographique unique et à ses défenses naturelles, le Tibet a ainsi pu garder plus ou moins son indépendance en louvoyant entre les appétits des uns et les rivalités des autres, à commencer par ses voisins immédiats. Au fil de son histoire, le pays est gouverné par ses propres autorités, malgré les nombreuses tentatives chinoises de s’y implanter de force en profitant de dissensions internes. L’interprétation diamétralement opposée des mêmes faits historiques par les deux parties, de nos jours, donne la mesure de la complexité de l’affaire.

Le Grand Jeu entre les puissances européennes (Russie, Grande-Bretagne et France), aux xixe et xxe siècles, a frôlé le Tibet, sans pour autant éveiller l’alarme. En 1911, toutefois, après la chute de l’empire mandchou en Chine et la proclamation de la république, le XIIIe dalaï-lama réitère officiellement la demande d’indépendance de son pays. Il l’obtient l’année suivante, dans un traité conclu avec la Mongolie. Le souverain met à profit la période de calme relatif qui s’ensuit pour tenter des réformes et entrouvrir le Tibet au monde. Mais une sourde résistance du clergé et la mauvaise volonté de la noblesse locale coupent court à ces velléités. Dans un testament prémonitoire, le  » Grand XIII « , comme on l’appelle, met en garde les Tibétains contre les menaces à venir de l’est. Sa  » réincarnation  » est trouvée deux ans après son décès, en 1935. L’actuel dalaï-lama, né cette année-là, est ainsi le XIVe de la lignée. Son enfance et son adolescence studieuses ne le préparent guère à affronter le monde.

La situation se dégrade définitivement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Car, si le Tibet s’est tenu en marge du conflit, il n’est pas en mesure d’en éviter les conséquences. Avec la redistribution des cartes sur l’échiquier mondial, la chute des empires et l’émergence de nouveaux Etats, Lhassa est laissée à son sort, alors que le monde se divise en deux camps nés de la guerre froide. Puissance coloniale, la Grande-Bretagne fait l’impasse sur ses responsabilités régionales. A la fin des années 1940, l’Inde de Nehru se débat dans les affres de la partition et s’accroche à la chimère d’une illusoire fraternité avec la Chine communiste. A Pékin, Mao Zedong, soutenu par Moscou, rêve d’un destin impérial. Le Tibet ne fait pas le poids face à toutes ces ambitions.

Dans le sillage de l’invasion militaire chinoise de 1950, un accord en 17 points, prévoyant la  » libération pacifique du Tibet « , est imposé en mai 1951 par la République populaire à des émissaires tibétains dépêchés à Pékin et privés de tout contact avec Lhassa. Le XIVe dalaï-lama, alors adolescent, fait l’expérience de son impuissance lors de sa visite guidée en Chine, en 1954-1955. Après les mouvements de résistance sporadiques à l’occupation chinoise, le soulèvement de Lhassa, en 1959, est réprimé dans le sang. Le dalaï-lama et les membres de son gouvernement prennent alors le chemin de l’Inde pour un exil, qui dure toujours, dans le village de Dharamsala. Après la création de la région dite  » autonome « , qui consacre son démembrement territorial, l’ouragan de la Révolution culturelle, entre 1966 et 1976, qui vise à effacer toute trace du passé, laisse le Tibet exsangue et son héritage culturel en ruine. Au fil du temps, les transferts de population de souche chinoise transforment les Tibétains en minorité sur leur sol ancestral.

A l’extérieur, la diaspora, principalement en Inde, s’attache d’abord à préserver sa civilisation, avant que ne se développent une solidarité pour les réfugiés puis, au-delà des Tibétains eux-mêmes, une curiosité et enfin un intérêt pour leur lecture du monde. Le dalaï-lama a ainsi acquis une stature particulière, jusqu’à devenir, après l’obtention du prix Nobel de la paix, en 1989, cette figure emblématique, l’espoir de son peuple, le fragile garant de sa survie et probablement le seul interlocuteur sur lequel les dirigeants chinois, s’ils sont assez sages, puissent compter pour éviter que le Tibet ne s’enflamme une nouvelle fois.l

Claude B. Levenson

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