Un pays sous haute tension

Les attentats de Bruxelles n’ont été qu’une dramatique parenthèse dans le climat politique délétère de notre pays. Entre dysfonctionnements et tensions à tous les étages, la N-VA met de l’huile sur le feu. Tandis qu’un cri s’élève : il y a quelque chose qui ne va pas dans ce royaume. Autoflagellation ou constat lucide ?

Le temps du deuil n’a pas duré longtemps. Après les attentats de Bruxelles, notre monde politique a replongé en une ébullition dont il a le secret. La Belgique, frappée dans sa chair, mardi 22 mars, s’est retrouvée, dès le lendemain, sens dessus dessous, avec de nombreux constats de carence, une commission d’enquête parlementaire annoncée pour le 14 avril, des affrontements aux relents communautaires entre nationalistes et socialistes et un débat parfois musclé sur la société de demain. Le tout symbolisé par l’irruption incontrôlée de néonazis sur le mémorial aux victimes des attentats, à la Bourse, dimanche 27 mars. Seules, dans ce chaos déconcertant, les familles des victimes ont conservé leur dignité en appelant à la raison.

 » Après un tel événement dramatique, il y a traditionnellement une séquence de rassemblement, de cristallisation autour du gouvernement et de ceux qui représentent l’autorité, indique Pascal Delwit, politologue à l’ULB. On se promet que l’on va s’aimer, même si cela ne dure jamais très longtemps. Ici, cela fut particulièrement bref. Parce que le caractère soudain du drame était relatif dans un pays qui vivait depuis quatre mois sous le niveau de menace 3 ou 4. Mais aussi parce qu’il y a eu, très vite, des interrogations sur la gestion de la sécurité.  » Politiquement, les attentats ne furent au fond qu’une parenthèse dramatique dans un débat persistant sur cette Belgique qui  » dysfonctionne « .

Dysfonctionnements à tous les étages

 » Les déclarations du président Erdogan au sujet de l’expulsion d’Ibrahim El Bakraoui de Turquie (NDLR : accusé de terrorisme, le kamikaze de l’aéroport avait tenté de rejoindre la Syrie, avant d’être renvoyé vers les Pays-Bas, puis la Belgique, où il était en liberté conditionnelle depuis des mois) ont tout de suite mis le doigt sur une série de dysfonctionnements, acquiesce Dave Sinardet, politologue à la VUB. Les partis politiques ont compris que cela était potentiellement explosif et ont retrouvé leurs réflexes partisans traditionnels.  » Pour mieux se protéger. Ou pour attaquer.

En pleine période de deuil national, deux des piliers du gouvernement, Jan Jambon (N-VA, Intérieur) et Koen Geens (CD&V, Justice), ont présenté leur démission, refusée par le Premier ministre, Charles Michel, parce que leur responsabilité politique était engagée. Ensemble, les chefs de groupe de la majorité à la Chambre annoncent une commission d’enquête parlementaire pour faire toute la lumière sur ce qui s’est passé. Ses travaux débuteront après les vacances de Pâques. Lors d’une première audition en commission conjointe Justice – Intérieur – Affaires étrangères, Jan Jambon s’est toutefois contenté de charger l’officier de liaison en Turquie, Sébastien Joris, qui aurait tardé à transmettre l’information relative à l’expulsion.

La commission d’enquête parlementaire, qui aura la difficile tâche de ne pas court-circuiter l’enquête judiciaire, devra retracer le parcours des terroristes de Bruxelles et analyser l’ensemble des défaillances politiques. Outre les informations venant de Turquie, comment se fait-il que les deux frères El Bakraoui n’ont pas été réincarcérés alors qu’ils avaient bafoué les conditions de leur libération ? Mais d’autres interrogations sont venues ajouter du doute au doute. L’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam) n’aurait-elle pas dû hausser le niveau de la menace après l’arrestation de Salah Abdeslam, le 18 mars ? Ou encore : la Stib a-t-elle été, oui ou non, informée de la menace et pressée d’arrêter toute circulation de ses véhicules après la première explosion à l’aéroport de Zaventem ?  » Dans la matinée des attentats, le 22 mars, l’ordre a été donné depuis le Centre de crise (gouvernemental) d’arrêter le métro bruxellois et de l’évacuer « , prétendait le ministre N-VA de l’Intérieur.  » Nous n’avons jamais reçu un tel ordre « , rétorquait la Stib.

 » Il y a suffisamment d’éléments montrant que l’on est en droit de se demander si on aurait pu éviter ces attentats « , lance dès lors Laurette Onkelinx, cheffe de groupe PS.

Disputes en cascade

Le drame qui a touché la Belgique n’aura pas donné lieu longtemps à des paroles apaisantes. L’union, de façade dans les heures qui ont suivi les attentats, ne fait décidément pas la force. Les partis de la majorité fédérale, N-VA en tête, et ceux des majorités régionales francophones, PS et CDH, ont repris leurs affrontements.

Sur les responsabilités du passé, d’abord.  » A Bruxelles, c’est évident qu’on a été trop laxiste, clame à L’Echo Bart De Wever, président de la N-VA, dans une interview à la sulfateuse. Vous savez, qu’un homme comme Philippe Moureaux ose encore sortir de chez lui et se montrer, ça m’étonne.  » Sur un plateau de télévision, Denis Ducarme, chef de groupe MR à la Chambre, exaspère sa collègue socialiste Laurette Onkelinx en rappelant qu’il avait proposé de criminaliser les départs en Syrie dès 2013, avant d’ajouter :  » A l’époque, et pardon Mme Onkelinx, certains encourageaient les départs.  » A la vue de son énervement, il ajoute :  » Comme si vous n’aviez pas comparé un certain nombre de départs pour la Syrie à ceux qui, à une autre époque, se rendaient en Espagne pour lutter contre les fascistes « , lors de la guerre civile espagnole entre juillet 1936 et mars 1939.

Sur la gestion du moment aussi, cela se crispe. Quand des centaines de hooligans d’extrême droite déferlent sur le mémorial aux victimes des attentats, à la Bourse, Yvan Mayeur (PS), bourgmestre de Bruxelles-Ville, s’étrangle :  » La Flandre est venue salir Bruxelles avec ses extrémistes.  » Il dénonce avec virulence les responsabilités du ministre Jan Jambon et du bourgmestre de Vilvorde, Hans Bonte (SP.A), qui ont laissé sans broncher ces trublions arriver dans la capitale. Contre-feu ? Mayeur lui-même est contesté : alors qu’il prétendait n’avoir été informé de leur venue qu’en dernière minute, un e-mail révélé par La Dernière Heure affirme qu’il était au courant deux jours auparavant. Des syndicats policiers réclament même sa démission !

Bart De Wever, lui, a refusé de s’associer au communiqué commun des présidents de parti condamnant l’intrusion hooligan, soi-disant pour  » éviter de leur faire de la publicité « . Une ironie dont personne n’est dupe : la N-VA doit plus que jamais veiller à flatter son aile radicale au moment où le Vlaams Belang tente de profiter de la situation avec un discours d’extrême droite primaire, contre l’islam et pour le rétablissement de la peine de mort.  » Le refus de la N-VA de condamner explicitement ces fascistes prouve une nouvelle fois les liens ambigus qu’elle entretient avec l’extrême droite « , martèle Olivier Maingain, président de DéFI.

 » L’attitude de la N-VA après les attentats a contribué à ce climat politique très particulier, signale Pascal Delwit. Bart De Wever est un président qui veut polariser le débat à tout moment. Depuis la formation du gouvernement, c’est lui qui donne le tempo. Et depuis la rentrée de septembre, il multiplie les déclarations aux limites de l’ambivalence. C’est singulier : même dans des circonstances aussi dramatiques, il assume sa volonté d’être différent.  »

Son homologue de la VUB, Dave Sinardet, situe cette attitude nationaliste dans un contexte où la N-VA est mise à l’épreuve.  » Pour elle, c’est un dossier difficile, enchaîne-t-il. Elle s’était fortement profilée sur le law and order. Bart De Wever a fait preuve d’un triomphalisme déplacé en saluant le travail de nettoyage de Jan Jambon après l’arrestation de Salah Abdeslam. Aujourd’hui, elle pointe les responsabilités du passé pour éviter qu’on ne se focalise trop sur les failles actuelles des services de sécurité, potentiellement imputables à son ministre. C’est évidemment plus facile de dire que c’est à nouveau la faute du PS et du CDH.  »

Retour en eaux troubles

Dans cette atmosphère sourde de règlements de compte, la complexité belge coupable et le manque de leadership de ses ténors remontent à la surface. Pourtant avare de déclarations politiques, Christian Van Thillo, administrateur délégué du Persgroep (VTM, Het Laatste Nieuws…), confie à Politico, le site européen d’informations, que notre système politique  » n’a pas de sens  » et rend notre pays ingouvernable.  » Nos dirigeants devraient réinventer la façon dont ils gèrent et dirigent notre pays « , plaide-t-il.

Le Belgium bashing des derniers temps, ces accusations à l’encontre de la gouvernance belge, reprend de plus belle. Serions-nous un failed state, un Etat en faillite qui manque à ses devoirs ?  » Un failed state ? Ridicule ! s’exclame Dave Sinardet. C’est un concept absolument erroné, que l’on utilise pour qualifier des pays comme la Somalie qui n’ont plus de structures d’Etat. La Belgique se situe dans la moyenne européenne en matière de gouvernance, il y a des difficultés comme il s’en pose à Paris, Londres ou Madrid. Cela dit, il faut être honnête et reconnaître que des réels problèmes se posent chez nous. Notre pays n’a pas attaché assez d’importance à ses services de renseignement, ainsi qu’à la sécurité au sens large. Ces dernières années, notre monde politique a consacré bien trop d’énergie à BHV et aux réformes de l’Etat, alors que la menace du terrorisme djihadiste montait pourtant en Europe. Bien sûr, je ne dis pas qu’il y a un lien de cause à effet entre ce désinvestissement et les attentats de Bruxelles, mais la politique est une question de priorité.  » Cela n’empêche pas le ministre de l’Intérieur Jan Jambon de préciser que le gouvernement n’octroierait pas de moyens supplémentaires aux services de sécurité, après avoir déjà dégagé 400 millions d’euros supplémentaires l’an dernier. Austérité oblige…

Dans cette atmosphère lourde où les politiques se déchirent et où des idées radicales s’expriment de plus en plus ouvertement, ce sont les familles des victimes qui rappellent tout le monde à l’ordre en multipliant les déclarations fortes et pacifiques.  » Je crois que la dignité est beaucoup plus importante que la colère « , témoigne Eddy Van Calster, dont la femme est morte à l’aéroport.  » Je pense que construire des murs, des exclusions ou cultiver la haine, c’est aller dans le mur, souligne quant à lui Michel Visart, journaliste à la RTBF, dont la fille Lauriane est décédée dans le métro. Même si, bien sûr, il faut se protéger, il faut aussi du respect, de la tolérance et de l’amour. C’est comme ça qu’on pourra créer un autre monde. On doit bien ça à toutes les Lauriane du monde entier.  »

Et si la classe politique s’inspirait de ce sang-froid face à l’immensité de l’épreuve à laquelle elle est désormais confrontée ?

Par Olivier Mouton

Dans ce chaos déconcertant, seules les familles des victimes ont conservé leur dignité

 » Construire des murs, des exclusions ou cultiver la haine, c’est aller dans le mur  »

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