Un parfum d’Orient

Lieu touristique par excellence, le célèbre marché aux épices met en appétit pour goûter aux délices istanbuliotes. Et partir à la découverte d’autres endroits, d’autres saveurs qui racontent l’histoire tourmentée de la cité

Dans le quartier de Karaköy :

– 171 Mumhane Cad.

– Rihtim Cad, katli otopark atli.

Plaisir des yeux, plaisirs de boucheà N’est-ce pas dans les galeries du bazar égyptien, entre les étals de loukoums et de fruits secs, que doit commencer une visite d’Istanbul ? L’endroit s’impose de lui-même, face au pont de Galata, en contrebas de la vieille ville. Cette situation en fait une sorte de sas d’entrée, un passage obligé avant de rejoindre à pied, par un dédale de ruelles commerçantes, les grands monuments des hauteurs, Sainte-Sophie et la mosquée bleue. Il faut donc s’y aventurer, dans ce bazar aux mille couleurs, puisque c’est le chemin vers l’Histoire.

Autant le préciser : il n’a d’égyptien que le nom. Cette appellation renvoie au passé, plus exactement aux voyageurs du xviie siècle, pourvoyeurs d’épices et de douceurs orientales. En 2005, leurs lointains héritiers sont turcs, plutôt jeunes, et marchands dans l’âme. Leurs boutiques – 86 au total – sont propres, bien agencées, odorantes au possible. Safran, paprika, cannelle, coriandre, olives noires, vertes ou jaunes, salaisons et fromagesà rien ne manque. Loukoums au miel, à la rose, à la menthe, garnis de pistaches ou de noisettesà tout invite à la gourmandise. Parfums, savons, plantes médicinales et lotions aphrodisiaquesà le corps aussi est à l’honneur. Sans oublier la maison : céramiques, porcelaines, tapisà

Mais quelle est la part réelle d’Istanbul dans ce bric-à-brac ? A y regarder de plus près, ce bazar édifié vers 1660 sur ordre de la mère du sultan Mehmed IV vaut-il ceux de Jérusalem ou d’Alep (Syrie) ? Passé le moment de la découverte, vient celui du doute. Un peu trop de touristes, de mise en scène, de babioles clinquantes. Et un constat qui ne trompe pas : les clients turcs sont rares. Ils ne font que passer sous ces voûtes centenaires. Leur Istanbul, le seul qui vaille, est ailleurs. Dans les souks de quartier, les restaurants discrets, les échoppes d’arrière-cour. Ainsi, une simple balade au marché de Kumkapi, à la nuit tombante, vaut-elle toutes les visites au bazar égyptien. Les saveurs y sont plus franches, les sourires plus sincères. Par ses arômes, sa pagaille, ses ménagères affairées, il révèle un autre Istanbul : celui des familles d’Anatolie venues en masse s’installer sur les rives du Bosphore.

L’ancienne Byzance rechigne à livrer pareils secrets. Pour les découvrir, et connaître la recette locale de l’art de vivre, il faut emprunter des chemins de traverse, échapper aux embouteillages, jouer avec les caprices du lieu, ses ponts, ses collines, sa part d’ombre, passer d’un quartier bourgeois à un faubourg plus modeste, et se laisser porter par les courants dominants, tantôt orientaux, tantôt européens.

Les Istanbuliotes  » de souche « , de moins en moins nombreux, sont évidemment les plus habiles à ce jeu-là. Ils s’y adonnent avec une ferveur d’initiés, sans doute aussi un brin de nostalgie pour l’Istanbul des clichés en noir et blanc. C’est le cas d’Emel Basdogan. Cette femme de 45 ans, issue d’une vieille famille levantine, est une célébrité en Turquie. Le public se fie volontiers à son bon goût, à ses conseils de cordon bleu. Après avoir lancé, avec succès, un magazine gastronomique et animé une émission de télévision très populaire, elle dirige aujourd’hui deux pâtisseries réputées (Foodie, 15 employés).  » Istanbul est une jungle, explique-t-elle ; il faut identifier ses endroits préférés pour créer son propre univers sans avoir à trop se déplacer.  »

Emel Basdogan a donc  » ses  » lieux. Une liste d’adresses gourmandes où le marché aux épices ne figure pas en bonne place. Pas plus, d’ailleurs, que son aîné, le Grand bazar (3 000 boutiques), l’antre superbe mais surpeuplé des vendeurs de bijoux, d’étoffes et d’objets de décoration. A choisir, Emel Basdogan se rendra plutôt dans le secteur piétonnier de Besiktas. Juste derrière le petit marché aux poissons, il y a un vieux Bulgare qui, depuis cinquante ans, propose un fromage frais et un miel d’exception. A Balat, ancien quartier juif, elle achètera des cornichons, des oignons marinés ou de la soupe de tripes. A Yeniköy, elle prendra son petit déjeuner du dimanche (fromage, olives, tomate, thé noir) sous la treille du café Emek, une terrasse avec vue sur la rive asiatique. Dans les ruelles de Karaköy, où se concentrent les magasins de bricolage, elle poussera la porte d’une étonnante gargote, Karaköy Balikçisi : une baraque de trois fois rien, coincée entre des marchands de perceuses et d’écrous. Depuis 1923, on y sert chaque midi, et dans un décor sans façon, les poissons pêchés le jour même, à quelques pas de là, dans le Bosphore.

Sur ce point, au moins, le bazar égyptien dit vrai : voilà des siècles que l’alimentation, sous toutes ses formes, occupe ici une place essentielle. Du reste, Istanbul ne s’en cache pas : on y mange de tout, et à toute heure ! Pâtisseries, cafés et tavernes (mehane) se comptent par milliers. Plus que le nombre, c’est la variété qui force l’admiration. Des simples vendeurs de kebabs (viande grillée) ou de gözleme (galettes fourrées) aux tables de prestige, cette cuisine raconte mieux que tout le destin de la cité.

 » Cette diversité et ce raffinement extrêmes sont le fruit de notre histoire, confirme Emel Basdogan. Le goût pour la viande, le riz ou encore les lentilles nous vient des turcs nomades d’Asie centrale. Pour le sucre, ce sont plutôt les Arabes. L’huile d’olive, les aubergines, les tomates et tous les mezze [plats variés, servis en entrée] renvoient à la Méditerranée. Nos spécialités doivent aussi beaucoup aux minorités de cette ville. Qu’il s’agisse des Grecs, des Arméniens ou des juifs, chacun a apporté sa touche, son savoir-faire. Prenez les femmes grecques : de vraies magiciennes aux fourneaux ! A l’époque où leur communauté était encore importante, les Turcs adoraient les voir à l’£uvre.  »

Bien sûr, tout cela évolue avec le temps. Et, si Istanbul demeure un incomparable creuset culinaire, elle se plie tant bien que mal aux m£urs de l’époque. Les McDonald’s aussi ont du succès, et, dans les classes moyennes, les jeunes couples préfèrent aller faire leurs courses chez Carrefour que sur les marchés. De même délaissent-ils souvent les tapis et les céramiques traditionnels pour courir chez Ikea, la grande sortie du dimanche. Mais la ville profonde n’est pas oublieuse. Elle sait que l’art de vivre est affaire de mémoire et que l’inventaire des délices locaux tourne vite à la leçon d’histoire. Le loukoum ? Inventé paraît-il au xviiie siècle, à deux pas du bazar égyptien. Le helva (gâteau à base de semoule ou de farine) ? Au moins huit siècles d’existence. Le café ? Trace a été trouvée d’un torréfacteur istanbuliote en l’an 1554à

Cet héritage imprègne la vie sociale. Si les hommes discutent ou jouent aux cartes, c’est autour d’un thé noir, d’un café ou d’un verre de raki (alcool anisé). Si les femmes se réunissent entre amies, selon un rituel très répandu, c’est autour d’un plateau de pâtisseries. Tous passent ainsi des heures à refaire le monde, peut-être aussi Istanbul, cette métropole sucrée-salée dont Gustave Flaubert assurait qu’elle dégage une  » humanité énorme « . l

Philippe Broussard

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