Un mur de 2 km sépare 30 000 élèves

Une enquête menée dans les écoles dénonce les effets pervers de la communautarisation de l’enseignement à Bruxelles. Premières victimes : les enfants. Francophones et néerlandophones.

Bruxelles. Dans cette cour d’école, à l’heure de la récré, c’est une scène ordinaire : les élèves jouent ici au football, là à chat perché, là encore à la corde à sauter. On ne remarque presque pas cette longue grille qui divise la cour et sépare les écoliers francophones des élèves flamands. La directrice néerlandophone raconte très bien comment la  » frontière  » a longtemps enflammé les récréations.  » C’était vraiment hostile. On jetait des projectiles pendant les pauses. C’était la bataille des écoles, presque une guerre mondiale.  » Depuis, son prédécesseur a fait planter des sapins le long de la clôture. Aujourd’hui, les conifères ont bien grandi et la camouflent quasi totalement. Ce témoignage est issu d’une vidéo filmée dans plusieurs établissements bruxellois (1). Derrière la caméra : le Groupe du vendredi, un groupe de réflexion composé de jeunes de part et d’autre de la frontière linguistique, âgés de 25 à 35 ans, pluralistes politiquement.

A l’origine de cette enquête, il y a ce fichier qui recense toutes les coordonnées géographiques des institutions scolaires de la capitale sur lequel le think tank a mis la main et voulu porter sur la place publique. Après une analyse de géolocalisation, une liste de plus de nonante établissements (NDLR : la Région de Bruxelles-Capitale en compte 150) qui aujourd’hui ont des adresses différentes, mais qui, hier, constituaient une seule et même adresse, a été établie.  » Sur place, nous avons constaté que des murs, des grillages ou des lignes rouges coupaient physiquement les cours de récréation, les réfectoires et les couloirs, en une partie réservée à la section francophone et l’autre à la section néerlandophone « , commente Brieuc Van Damme, président du Groupe du vendredi et par ailleurs directeur de cabinet adjoint chez la ministre de la Santé Maggie De Block (Open VLD). Résultat : ces cloisons représentent, lorsqu’elles sont mises bout à bout, un mur invisible de près de deux kilomètres de long.

Ecoles scindées

A sa création, en 1957, tel lycée catholique était bilingue et ses locaux redistribués chaque année en fonction des besoins de chaque section linguistique. Dans les années 1960, lorsque les lois linguistiques viennent encadrer strictement la territorialité de chaque langue en Belgique, il devient impossible de maintenir un institut bilingue. Inéluctablement, l’école est scindée : répartition des locaux, création de deux directions distinctes… La communautarisation de l’enseignement, en 1989, atomise finalement le bilinguisme.

L’étude, même si elle n’est évidemment pas exhaustive, démontre comment la frontière est devenue un mur de non-communication. Elle pointe également le grand décalage entre les acteurs de l’éducation et la loi. Le terrain regorge d’exemples. Dans une école, ce sont les toilettes qui sont séparées pour ne pas compliquer la gestion du budget de nettoyage et d’entretien. Dans une autre, on a fixé des  » alternances horaires  » à la cantine et à la cour de récré, parce qu’une surveillance en duo se heurterait à des querelles administratives. Pas question d’organiser des fêtes en commun sous peine de voir le financement contesté.

Même si, depuis plusieurs années, des personnalités politiques et divers collectifs ont pris la mesure du maelström, l’enquête signée par le think tank a pour principal vertu de mettre des chiffres derrière les carcans linguistiques. Ce mur invisible divise quotidiennement 30 000 élèves en deux camps.  » A l’époque, peu de voix se sont fait entendre pour contester cette séparation, tant elle répondait à une logique communautaire ambiante. Celle-ci reposait également sur le fait qu’à l’époque, l’école était un réel marqueur de l’identité linguistique « , explique Laurent Hanseeuw, économiste et assistant à l’ULB, et parmi les auteurs de l’étude. Or, la sociologie bruxelloise ne justifierait plus de tels murs. On le sait, elle s’est radicalement modifiée :  » Cette évolution a modifié le profil des classes néerlandophones qui, très rapidement, de néerlandophones et monoculturelles qu’elles étaient, sont devenues multilingues et multiculturelles. Dans l’enseignement primaire, la proportion d’élèves ne parlant pas le néerlandais à la maison est passée de 4 % en 1979- 1980 à 63,2 % en 2012-2013. L’enseignement secondaire suit la même tendance : de 6,3 % en 1991-1992 à 46,5 % en 2012-2013 (2) « . Les deux systèmes d’enseignement cohabitent dans un contexte majoritairement francophone, mais surtout de plus en plus cosmopolite.  » Reproduire nos cloisonnements communautaires belges à la réalité actuelle de Bruxelles semble dès lors complètement dépassé « , souligne le rapport.

 » Abattez ce mur !  »

L’enquête dénonce aussi l’asymétrie de la réglementation,  » qui mène à des situations absurdes « . Ainsi un romaniste agrégé de l’ULB n’obtiendra jamais sa nomination dans l’enseignement néerlandophone bruxellois. Et, inversement, un germaniste agrégé de la VUB ne sera jamais désigné dans l’enseignement francophone, qui  » est confronté à une pénurie de bons professeurs de néerlandais « . De même, l’école néerlandophone est mieux lotie financièrement que sa jumelle francophone. Celle-ci bénéficie de normes d’encadrement plus favorables et reçoit, selon le Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp),  » environ 20 % de plus pour ses élèves que la Communauté française ne le peut pour les siens « . Conséquence : la cogestion des bâtiments est chaque année un exercice plus délicat.

Au-delà du constat, le Groupe du vendredi formule sept recommandations, rassemblées sous le slogan  » Tear down this wall !  » (3), parmi lesquelles, certaines sont audacieuses :  » Transformer la prime accordée par le gouvernement flamand à ses enseignants en aide au logement à Bruxelles.  »  » Aujourd’hui, ils rentrent chaque jour en Flandre dès les cours finis. Ces enseignants ont une moins bonne connaissance des réalités bruxelloises. Cela devrait également favoriser les contacts avec les professeurs des autres écoles et stimuler les collaborations « , commente Brieuc Van Damme. Pour encourager l’échange des professeurs de langue entre établissements scolaires, il propose de créer  » une agrégation commune aux candidats enseignants bilingues permettant d’enseigner dans les deux Communautés « .  » Introduire la langue maternelle (ou une troisième langue d’enseignement)  » :  » Enseigner l’anglais ou l’arabe pour certaines matières permettrait d’atténuer le dualisme entre le français et le néerlandais dans les écoles.  » Sans agiter le spectre de la régionalisation de l’enseignement, le Groupe du vendredi vante le modèle catalan, qui garantit l’enseignement des deux langues officielles, le catalan et le castillan. Soit opter pour un enseignement bilingue dès la maternelle, à l’image de la Catalogne,  » où les élèves ne devront pas être séparés dans les établissements ou les sous-groupes en fonction de leur langue habituelle « .

(1) L’enquête et la vidéo sont à voir sur www.v-g-v.be.

(2) L’enseignement en Communauté flamande (1988-2013), Courrier hebdomadaire, n°2186-2187.

(3)  » Abattez ce mur !  » : phrase lancée par Ronald Reagan à son homologue russe, Mikkaïl Gorbatchev, lors de son discours devant le mur de Berlin, en 1987.

Par Soraya Ghali

 » Enseigner l’anglais ou l’arabe permettrait d’atténuer le dualisme entre le français et le néerlandais  »

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