UN HOMME DEBOUT

Grégory Reibenberg, patron du café de La Belle Equipe, a perdu une vingtaine de proches. Il publie un livre sur  » l’après « .

Tess est encore à l’école. Il ira la chercher, vers 18 heures, comme presque tous les jours désormais. Au printemps dernier, il a posé ses valises dans cet appartement parisien bien trop grand pour une petite fille de 10 ans et son père célibataire. Du temporaire. Il y a peu, il convoitait une autre adresse, mur contre mur avec le Bataclan, mais  » l’affaire  » lui a filé sous le nez. Et le voilà à nouveau en partance pour un autre chez-lui, toujours dans le XIe arrondissement de Paris – son  » village  » -, face aux anciens bureaux de Charlie Hebdo. La plupart des gens jugeraient ce voisinage rouge sang de très mauvais augure. Pas lui. Parce qu’il est passé de l’autre côté des vivants. Parce qu’il est  » dedans « . Il ne comprend même pas l’étonnement suscité par ses affinités immobilières : dans ce  » dedans  » des rescapés, l’environnement n’a  » plus aucune importance « , sourit-il, énigmatique. Il vous précède dans la salle à manger, où une table immense accueille ordinateur et monceaux de papiers. Près de la fenêtre, un imposant paperboard détaille les dernières tâches prévues avant l’ouverture de son dernier  » bébé  » : une cantine-épicerie, dans le quartier, là encore. L’endroit ouvrira d’ici à quelques semaines. Il va vite, il aime ça : depuis 2015, il est passé des assurances à la restauration bistrotière en série, avec quatre cafés à Paris, dont trois dans le XIe. Pour un peu, Une belle équipe (Heliopoles), le livre qu’il publie sur ses longs mois de deuil et de larmes depuis la tuerie du 13 novembre, semblerait déjà du passé. Cette nuit-là, à la terrasse de  » son  » café, La Belle Equipe, il a perdu une vingtaine de proches et d’amis, dont son ex-femme, Djamila, la mère de Tess. Lui a réussi à s’échapper par les cuisines. Après l’enterrement de  » Djam « , les mots ont jailli à la façon d’un torrent. Ecrire, c’est encore avancer. Il fuit la mélancolie  » comme un ravin « , tendu vers un futur qu’il veut bâtir à sa main, en pionnier.

Il fume, blague, se vante auprès du photographe d’être aussi  » docile qu’un mannequin suédois « . D’autres traits illuminent le miroir de la cheminée, ceux de la magnifique Djamila, joue contre joue avec sa fille à peine née sur une photo en noir et blanc. Sa voix s’éteint lorsqu’on évoque la petite. Tess ne dit rien de la disparition de sa mère. Elle la  » contourne « , l' » effleure « , par des remarques qui vrillent le coeur. Le père et la fille dînent à la cuisine, regardent des films. Certains soirs, ils dorment ensemble. Il sait, il ne faut pas – son psy, qu’il voit chaque semaine, ne manquerait pas de le lui dire. Il s’en fout. Ils ont besoin de se tenir chaud. Depuis la fusillade, il vit  » avec 20 morts dans le corps « , ses proches et sa triste farandole de copains de La Belle Equipe. Avec un tel barda,  » ça ne sert à rien de penser : on se tait et on avance « . Les kalachnikovs ont peut-être fauché ce qu’il avait de plus cher, elles n’ont pas réussi à engloutir le monde qu’il aime, un monde où les couleurs de peau et les religions se fondent le temps d’un apéro. Sa seule peur, c’est celle qu’il voit monter chez les autres. Il n’emploie jamais le mot  » terroriste « . Pour lui, les kamikazes  » sont des soldats d’une force étrangère « , rien d’autre. Il n’a pas de haine.  » Elle n’apporte rien.  » Les commémorations ?  » Si c’est pour pleurer ensemble, c’est ridicule. Si c’est pour délivrer de l’amour, du sourire et du positif, c’est bien.  » Grégory Reibenberg, 47 ans, veut être un homme heureux. Grégory Reibenberg est d’abord un vivant, avant d’être un survivant.

PAR CLAIRE CHARTIER – PHOTO : JULIEN DANIEL

Depuis la fusillade, il vit  » avec 20 morts dans le corps « , ses proches et sa triste farandole de copains de La Belle Equipe.

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