» Un Etat violent tend à tuer les gens qui gardent espoir «
Les yeux de braise, soulignés d’eyeliner, Fatima Bhutto révèle un mélange de douceur et de fermeté écharpées. Son tempérament chaleureux se referme dès qu’on aborde le destin des siens. Une famille marquée par le sceau du pouvoir et de la tragédie. Son grand-père – l’ancien président du Pakistan Zulfikar Ali – son père Murtaza et sa tante Benazir Bhutto ont été assassinés. Le fils de cette dernière s’est pourtant lancé en politique. Une lignée qui aurait dû pousser la jeune femme dans cette voie, mais elle préfère l’expression littéraire. Son premier roman, Les lunes de Mir Ali (éd. Les Escales) se déroule sur cette terre en proie aux déchirements sanglants. Une fratrie s’y frotte à la douleur, l’exil ou l’extrémisme. Le pays pourra-t-il renouer avec la philosophie soufie, qui prône la solidarité, l’amour et l’harmonie ? A entendre Fatima Bhutto, il en est loin…
Le Vif/L’Express : L’un de vos héros » est le gardien de l’histoire de Mir Ali « , seriez-vous celui de votre famille ?
Fatima Bhutto : Quand on vit dans un pays, éternellement mouvant, qui vise à effacer l’histoire et à censurer la vérité, on devient tous les gardiens de la Mémoire. J’écris contre le silence, d’autant que le Pakistan fournit des efforts incommensurables pour gommer tout ce qui ne colle pas avec l’image de l’Etat. Ça frôle parfois le ridicule ! Ainsi, les chercheurs pour la lutte contre le cancer du sein n’ont plus le droit de s’affirmer comme tel car le mot » sein » a été banni. Tous ces tabous finissent par devenir dangereux.
Vous êtes issue d’une famille mythique. Aux yeux des uns, les Bhutto sont des héros, aux yeux des autres, ce sont des traîtres. Qu’en est-il de votre voix ?
Je perçois les membres de ma famille comme des êtres à part entière, qui possèdent plein de facettes, à l’instar de chacun de nous. Cela me semble donc périlleux d’imaginer des héros mythologiques à partir d’humains. Etre libre signifie avoir une voix. Le nom de Bhutto me permet évidemment d’être entendue. Tantôt il suscite la curiosité, tantôt il me ferme des portes. J’avoue ne jamais penser à mon héritage, ce qui compte c’est de continuer à véhiculer les valeurs de mes parents. A savoir l’harmonie et la gentillesse envers autrui.
Le roman affirme que » chaque membre d’une famille sait que la souffrance ne compte pas si elle se bat pour la collectivité « . Est-ce votre avis ?
En Asie, il existe différentes visions de la douleur. Le bouddhisme soutient qu’elle fait partie de la vie, or cela semble noble de souffrir pour une vaste cause, même si ça n’amoindrit pas la peine. J’essaie plutôt d’observer et de saisir les plaies, mais je n’en attends rien.
Vous refusez d’entrer en politique, mais votre écriture se veut-elle une arme ?
Mon écriture est en effet politique. Le besoin de s’exprimer se retrouve chez tous les artistes. La littérature est magnifique, parce qu’elle renferme des idées universelles, comme la douleur et la joie. A travers ma plume, je veux faire passer deux types de vérités. Primo, le fait qu’on soit profondément liés les uns aux autres. Secundo, l’envie de prôner une certaine harmonie. Voilà pourquoi ce roman relate ce qu’induit son absence auprès des êtres, des peuples et des pays.
Un pays qui » a tué nos héros, alors nous avons cessé d’en produire « . Est-ce de là que découle votre désir de fiction ?
Les gens sont constamment en quête d’espoir. Ceux qui n’en ont plus recherchent les êtres qui en sont encore porteurs. Une communauté en soi incarne déjà une idée héroïque, sinon on risque de partir à la dérive… Dans un pays aussi violent que le Pakistan, l’imaginaire est heurté. Alors je suis attachée à la fiction, parce qu’elle m’offre plus de liberté et qu’elle permet d’aller au fond de l’aspect humain.
Le Zalan de votre roman, l’enfant tué par la violence politique que sa mère tente désespérément de retrouver, est-il le symbole des victimes innocentes du conflit pakistanais ?
Oui. On en est arrivé à ne plus considérer la perte des autres qu’en termes de chiffres. On ne voit plus du tout la réalité de la souffrance et son implication pour les proches.
La population pakistanaise peut-elle accepter encore longtemps les » dommages collatéraux » des opérations militaires américaines, ces civils victimes de bombardements de drones ?
C’est inacceptable. Les Américains ne se permettraient certainement pas de procéder à des attaques par drones s’ils étaient confrontés à un problème en Europe ou au Canada. Ce qui est insupportable en Europe l’est aussi au Pakistan. L’inacceptable, c’est l’arbitraire que ces frappes véhiculent : les personnes n’ont pas droit au moindre procès. Or la justice est une loi suprême et doit l’être pour tous les pays du monde.
N’y a-t-il pas d’autre issue pour le Pakistan que l’alliance avec les Etats-Unis ?
Le gouvernement du Pakistan ne représente pas le peuple. C’est pour cela qu’il a besoin d’une puissance alliée, de ses armes et de son argent, pour le contenir. Mais il aurait certainement d’autres options. Les Pakistanais rejettent la violence, le terrorisme. Ils aspirent à la sécurité et à la paix. Mais le choix du gouvernement n’est pas le bon.
L’Union européenne peut-elle être plus efficace que les Etats-Unis en termes d’aide ou est-il préférable de laisser le pays se débattre avec ses problèmes ?
C’est au Pakistan à gérer ses problèmes et à réduire ce déséquilibre entre les communautés. De plus, le pays n’a pas vraiment été aidé. L’argent envoyé par les Etats-Unis a servi uniquement les plus riches. Les puissants sont devenus plus puissants.
Le gouvernement a ouvert des négociations avec les taliban pakistanais. Approuvez-vous cette démarche ?
Autant que je puisse observer, il s’agit de personnes du même groupe qui se parlent entre elles. Le gouvernement a créé le vide d’Etat qui a été rempli par les taliban.
Après le 11-Septembre, certains ont affirmé que le pire foyer d’extrémistes islamistes était le Pakistan et pas l’Afghanistan. Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas si on peut établir une compétition entre les deux pays. Ils sont tous les deux touchés. Depuis les années 1980, on sait le Pakistan très impliqué dans cette culture de l’extrémisme. Elle a germé parce que les groupes étaient financés, entraînés, armés. Si vous offrez aux gens d’autres options, l’éducation, un objectif rassembleur… ils ne se tourneront pas forcément vers les extrémistes.
La démocratie est-elle possible au Pakistan ?
Oui. Mais aujourd’hui, le vote n’est pas un droit mais un privilège. Pour voter, il faut payer pour obtenir une carte d’électeur, nécessaire aussi pour, par exemple, ouvrir un compte en banque. Lorsque celle-ci expire après dix ans, vous devez repayer. Le Pakistan est un pays qui n’inclut personne. Avec un tel système, comment obtenir une réelle démocratie ?
Au sujet des femmes de votre pays, vous soutenez que » bon nombre d’entre elles souffrent, mais elles se battent aussi « . Quel esprit insufflent-elles au Pakistan ?
Les Pakistanaises sont si fortes qu’il semblerait présomptueux de croire que je peux porter leur voix, mais il m’importe de montrer qu’elles existent et de portraiturer leur courage. Ce sont les femmes qui rendent mon pays incroyable ! Leur lutte quotidienne est dépourvue de violence, parce qu’elles font preuve de compassion. Les Pakistanaises ne se battent pas pour elles, mais pour leur communauté et les gens qui les entourent.
Le droit des femmes au Pakistan a-t-il régressé ou progressé ces dernières années ?
Il a certainement régressé. Ni le peuple ni le pouvoir n’ont engagé des efforts pour protéger ces droits. On a certes souffert des taliban. Mais la législation pakistanaise, elle-même, permettait la lapidation des femmes infidèles. Sous le général Zia Ul-Haq (NDLR : auteur du coup d’Etat contre Zulfikar Ali Bhutto, président de 1978 à 1988), une loi autorisait de fouetter publiquement les criminels. En 1994, elle a été abrogée. Mais dans la loi urdue, la disposition a été maintenue à l’égard des femmes. Quelle différence existe-t-il entre la loi des taliban et la loi effective ?
L’émergence d’une Benazir Bhutto Premier ministre serait-elle encore possible aujourd’hui ?
Benazir Bhutto était la fille d’un dirigeant politique profondément aimé. Elle incarnait cet héritage. Donc, une femme pourrait-elle revenir au pouvoir si elle était issue d’une grande famille ? Tout est possible au Pakistan…
Trouvez-vous important que l’héritage politique de vos célèbres ancêtres soit prolongé ? Notamment à travers le fils de Benazir Bhutto qui s’est lancé en politique.
Les idées importent plus que les personnes. Les idées que mon grand-père a portées et pour lesquelles il est mort n’existent plus aujourd’hui.
Quelle vision des femmes votre père vous a-t-il offerte ?
Mon père était un féministe, du moins il l’est devenu après ma naissance (rires). Il a toujours encouragé mon droit au questionnement et au désagrément. N’est-ce pas périlleux ? Autre cadeau, être écoutée et me demander mon avis sur tout, y compris sur le manifeste de son parti politique, alors même que je n’avais que 13 ans. Cet homme m’a transmis une confiance absolue, quel merveilleux héritage d’un père à sa fille.
De quoi vos deux héroïnes sont-elles porteuses ?
La mère endeuillée, Mina, représente la génération actuelle de Pakistanaises. Comment survivent-elles à la violence ? Comment continuer à croire en la justice dans un lieu qui leur dénie le droit ? Samarra incarne plutôt l’espoir ancestral. C’est extraordinaire de s’y accrocher, mais certains comme Hayat l’ont perdu à force d’être éreinté. Samarra parvient à le préserver, or elle finit par se laisser gagner par la colère. Un Etat violent tend à » tuer » les gens qui gardent espoir. Aujourd’hui, certains Pakistanais exultent la haine et la violence, mais au fond de leur ressenti, ils rêvent de paix.
Vous n’imaginez pas ne pas vivre au Pakistan ?
Je suis née et j’ai grandi en dehors du Pakistan. Donc, avec mon pays, j’ai un peu le rapport que beaucoup d’immigrés ont. On recherche toujours son pays mais on ne le trouve jamais. Ma mère, mes frères vivent au Pakistan. Je n’ai pas encore trouvé de bonne raison de partir.
Le personnage d’Aman Erum ne songe qu’à partir, mais pourquoi est-ce impossible de » se débarrasser d’un pays comme d’un fardeau » ?
Quitter sa terre natale ne signifie pas en être libéré. Tout ce qu’on fait par colère ou par manque d’observation est voué à l’échec. Seule la compréhension permet de s’en acquitter. Mina est confrontée à ses démons, or c’est en les regardant en face qu’elle se débarrasse de la douleur. Aman Erum n’y parvient pas, parce qu’il demeure dans la fuite.
Le roman dit que » la liberté ne signifie rien pour cette génération. Elle a grandi sans avenir « . Qu’en pensez-vous ?
Il faut distinguer l’élite – une classe privilégiée obsédée par les belles voitures ou les fast-foods – d’une jeunesse qui se bat pour le droit et la liberté d’expression. Prenez Internet, qui est nettement plus censuré par les » démocrates » pakistanais, que par le gouvernement de Pervez Musharraf (NDLR : président de 2001 à 2008). Idem pour les téléphones portables qui sont coupés à tout moment. Etre libre consiste à avoir une voix pour faire entendre celle des autres. Je vis en prônant l’harmonie et l’équité. L’avenir ? C’est toute la question… Que va devenir le Pakistan ? Quelles promesses peut-il offrir aux jeunes ? A l’instar de mon roman, mon pays est coincé entre le doute et l’interrogation. ?
Les lunes de Mir Ali, par Fatima Bhutto, éd. Les Escales, 307 p.
Propos recueillis par Gérald Papy et Kerenn Elkaïm à Paris
» Les chercheurs pour la lutte contre le cancer du sein n’ont plus le droit de s’affirmer comme tel car, le mot « sein » a été banni »
» Le gouvernement du Pakistan ne représente pas le peuple. C’est pour cela qu’il a besoin d’une puissance alliée, de ses armes et de son argent, pour le contenir »
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