Un dragon sur la ligne

Emmanuel Paquette Journaliste

Le géant chinois de la télé-phonie demeure inconnu du grand public. Pourtant, des équipements aux mobiles, il est déjà l’un des premiers mondiaux. Visite du siège, à Shenzhen, pour comprendre pourquoi, à l’Ouest, il fait trembler Etats et concurrents.

Les regards du monde entier se tournent avec effroi vers un ancien village de pêcheurs du sud de la Chine. Les Etats-Unis ou l’Inde y décèlent une menace pour leurs intérêts vitaux. Et l’Europe, un danger mortel pour son industrie de pointe. Leurs peurs portent des noms exotiques, presque imprononçables pour des Occidentaux : Huawei et ZTE.

Situés au nord de Hongkong, à l’embouchure du delta de la rivière des Perles, les deux mastodontes des télécommunications aux ascensions vertigineuses ont vu le jour il y a plus de vingt ans à Shenzhen. Les cannes de pêcheurs ont vite laissé place aux lignes téléphoniques, et la petite ville de quelques dizaines de milliers d’habitants s’est transformée en une mégalopole de 11 millions d’âmes. Suivant les préceptes de Deng Xiaoping, à l’origine de cette zone économique spéciale, les deux groupes ont décidé de ne pas se  » comporter comme des femmes aux pieds bandés  » pour s’étendre par-delà leurs frontières. Et, à présent, non seulement ils déstabilisent les champions du secteur, mais ils inspirent aussi craintes et crispations aux gouvernants. En témoignent les derniers événements : le Congrès américain vient de dévoiler un rapport explosif. Que dit-il ? Durant dix-huit minutes, des données sensibles émises par la Nasa, le Département de la Défense ou encore le Sénat ont été détournées. Une partie de leurs mails a été déroutée vers China Telecom. L’accusé dément. Mais qu’importe. Voilà un nouveau coup dur pour l’image des télécoms chinois, et donc de Huawei et de ZTE.

Trois fois plus petit que son frère ennemi, Zhongxing Telecommunication Equipment (ZTE) – traduisez  » La prospérité de la Chine  » – n’en est pas moins inquiétant. Moins agressive aussi et plus accommodante avec ses clients, cette entreprise (5,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel) réalise déjà la moitié de ses revenus à l’étranger. Son siège pour l’Europe et l’Amérique du Nord se trouve à Boulogne-Billancourt, et un de ses centres de recherche est implanté à Poitiers. Du Brésil à l’Ouzbékistan, ses produits se vendent dans plus de 140 pays et sa présence dans l’univers du grand public, même si sa marque demeure encore inconnue, fait de lui un acteur de poids. Le groupe écoule des millions de clés 3G pour connecter les ordinateurs à l’Internet sans fil, mais aussi des mobiles à foison. N° 4 mondial, il se paie même le luxe de devancer l’inventeur du célèbre BlackBerry, et s’apprête à commercialiser ses premières tablettes tactiles (voir l’encadré). ZTE a également réussi à se hisser dans le top 5 mondial des équipements pour les réseaux mobiles, talonnant le français Alcatel-Lucent.

Pour mesurer le chemin parcouru, il suffit de déambuler quelques minutes dans les méandres de son quartier général. A l’ouest de Shenzhen, dans la zone industrielle, où déferlent des vagues de voitures, se dresse l’unique tour qui domine la ville – un bâtiment de verre à la forme triangulaire, surmonté des trois lettres bleutées. Dans son salon de démonstration, le groupe aligne derrière une vitrine ses antennes et téléphones mobiles. Un vrai musée. A côté des premiers terminaux du début des années 2000, au design grossier, les produits plus récents sont exposés, jusqu’aux derniers smartphones à écran tactile et aux lignes épurées.

La recette miracle : faire moins cher que les autres

La société apprend vite, très vite. Pas le temps de s’attarder, le visiteur est invité à prendre place dans un véhicule électrique pour se rendre à l’étage des lignes de production. De jeunes employés s’activent autour de machines débitant à un rythme effréné des circuits intégrés. A quelques mètres de là, dans une salle de contrôle, des dizaines d’opérateurs, casque sur les oreilles, micro aux lèvres, scrutent attentivement une mappemonde où des points s’allument dès qu’un problème technique est signalé chez un client.  » Au moindre souci, ils peuvent dépêcher rapidement une armada d’ingénieurs chez les opérateurs, souligne le président d’un grand acteur des télécoms. Cette proximité leur permet de se forger une véritable expérience.  » Déjà, le groupe compte plus de 24 000 personnes dédiées à la recherche et au développement. Plus d’un tiers des effectifs.

Le tigre des télécoms ne mise pas seulement sur l’innovation. La recette miracle reste simple mais toujours aussi efficace : faire moins cher que les autres.  » Dans les équipements de réseaux, leurs prix sont inférieurs de 30 à 50 % à ceux des fabricants occidentaux « , estime un expert industriel.

Pour comprendre ce tour de force, il suffit d’interroger les employés du siège : leurs salaires sont de 150 euros par mois et ils ne comptent pas leurs heures. Un avantage qui n’est pas du goût de tous. Le syndicat des télécommunications, appuyé par Alcatel-Lucent et par le finlando-allemand Nokia Siemens, a envoyé une pétition aux députés européens.  » La progression de ces sociétés est spectaculaire mais nous subissons une concurrence déloyale. Non seulement leurs salaires sont plus bas, mais ils sont appuyés par les banques chinoises. Je ne comprends pas l’atonie de l’Europe « , note un des signataires de la pétition, Philippe Saint-Aubin, d’Alcatel-Lucent. Mis à l’index, l’accusé se défend :  » Les 15 milliards de dollars de crédits alloués par nos financiers sont destinés à nos clients, pas à nous « , précise David Dai Shu, porte-parole de ZTE.

Cette accointance avec les banques a également été pointée du doigt par Option. Ce spécialiste belge des clés 3G a demandé à la Commission européenne d’ouvrir une enquête pour dumping et subventions illégales à l’encontre de ZTE et Huawei. En quatre ans, Option a vu sa part de marché fondre en Europe de 70 % à 5 %. Le conflit a pris fin dès que le plaignant a reçu un chèque de 27 millions d’eurosà

Comme dans les équipements, la société réplique à l’identique sa stratégie à bas coût dans les mobiles. Tout est bon pour réaliser des économies : en Inde, par exemple, le cordon d’alimentation pour recharger les téléphones avait d’abord été réduit de 50 centimètres…  » Mais nous nous sommes rendu compte qu’il y a peu de prises de courant là-bas. Nous avons donc dû revenir à un cordon de 3 mètres « , souligne Lin Cheng, président de ZTE pour l’Europe de l’Ouest.

Si le chinois utilise sa stratégie low cost pour gagner des parts de marché sur les Occidentaux, d’autres reproches bien plus graves pèsent sur lui. Car, derrière ce champion national, la main du pouvoir central n’est pas loin. Hou Weigui, le fondateur, officiait à Xi’an dans un centre de recherche en électronique appartenant au gouvernement.  » Nous sommes très transparents, plaide Lin Cheng. D’ailleurs, nous sommes cotés en Bourse et n’importe qui peut acheter nos titres sur le marché.  » Pourtant, le premier actionnaire, le holding Zhongxingxin, lui-même sous la coupe d’intérêts gouvernementaux, détient plus d’un tiers du capital de l’entreprise. Cette proximité suscite des inquiétudes.  » Les équipementiers chinois ne livrent jamais totalement les secrets de leurs logiciels. Il est donc possible qu’ils puissent intercepter nos communications sans que l’on s’en aperçoive « , explique un acteur des télécommunications.

La concurrence occidentale est tenue à distance

Cette crainte est partagée par de nombreux Etats. Et soulève des réactions défensives. Ainsi, sous la pression du Pentagone et de parlementaires américains, l’opérateur Sprint n’a pas hésité à écarter les deux candidats chinois d’un contrat de plusieurs milliards de dollars pour son futur réseau mobile. Les autorités indiennes, elles, ont fait part des mêmes préoccupations cet été.  » Sous couvert de protection de la sécurité intérieure, nous voyons apparaître des réflexes protectionnistes « , répond ZTE. De son côté, le gouvernement français n’a pas hésité à conseiller à Free d’utiliser des équipements tricolores pour constituer son futur réseau mobile.

Cette levée de boucliers est pour l’heure sans effet sur la croissance de l’entreprise. Car son potentiel reste immense. L’un de ses plus grands partenaires, China Mobile, affiche à lui seul 554 millions d’abonnés. Et, en six mois, ce géant a enregistré 31,7 millions de nouveaux clients, soità trois fois la population belge. Et ce n’est pas tout. Pour promouvoir ses équipementiers, la Chine a développé sa norme de prochaine génération pour la 3G. Un moyen de tenir la concurrence occidentale à distance et de laisser ZTE s’approprier plus d’un tiers de ce marché.

En Europe et aux Etats-Unis, la société peut continuer d’avancer librement ses pions sur les terminaux, sujet moins sensible que les équipements. Majoritairement réalisés pour le compte des opérateurs, ses téléphones commencent peu à peu à arborer sa marque. Nulle question de déployer des moyens publicitaires colossaux comme Nokia ou Samsung, ni de concurrencer la qualité d’un iPhone ou d’un HTC. Mais, avec des opérations de parrainage ciblées, les dépenses en marketing ont déjà été multipliées par deux en un an. Présente au Royaume-Uni avec Vodafone et aux Etats-Unis avec Verizon, l’entreprise s’est associée à Bouygues Telecom en France pour proposer plusieurs smartphones à écran tactile sous sa propre marque. Une lente montée en gamme pour vendre des produits plus chers.

Le temps joue en sa faveur. La société de Shenzhen ne fait qu’appliquer la maxime de Deng Xiaoping :  » Gardons notre sang-froid, maintenons profil bas. Ne jamais prendre l’initiative, tout en visant quelque chose de grand.  »

EMMANUEL PAQUETTE; E. Pa.

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