Un contrat très sous-marin

Des pots-de-vin ont-ils été versés par deux sociétés françaises d’armement, en marge de la vente de trois submersibles à Kuala Lumpur ? Deux juges d’instruction parisiens enquêtent.

Une belle Mongole sauvagement assassinée dans une forêt malaise. Un contrat de vente d’armes âprement négocié entre Paris et Kuala Lumpur. Des millions d’euros versés à une fantomatique société de Hongkong. Deux juges français lancés sur la piste d’une affaire de corruption internationale. Non, ce n’est pas le scénario du prochain James Bond, mais la trame d’un dossier qui déstabilise le Premier ministre malaisien, Najib Razak, et embarrasse les sociétés françaises d’armement Thales et DCNS, l’ancienne Direction des constructions navales (DCN).

Cette histoire rocambolesque débute à la fin des années 1990. La Malaisie, jeune tigre asiatique dopé à l’électronique et au pétrole, décide de s’offrir ses premiers sous-marins. La perspective est alléchante pour les industriels français de la défense. Mais ils savent que leurs concurrents allemands, néerlandais, turcs, russes et coréens lorgnent, eux aussi, ce juteux marché, et qu’ils vont devoir déployer des trésors de persuasion pour l’emporter. La DCN et son allié Thales ont besoin d’un homme de confiance en Malaisie, proche de l’Umno, le parti politique qui règne à Kuala Lumpur. Ce sera Abdul Razak Baginda, un brillant analyste politique diplômé du King’s College de Londres et de l’université d’Oxford. Spécialiste des affaires militaires, il dirige alors un cercle de réflexion en vue, le Malaysian Strategic Research Centre. Surtout, il est très proche de Najib Razak, ministre de la Défense de l’époque et actuel Premier ministre. Et leurs femmes sont les meilleures amies du monde.

Un dossier commercial qui vire au thriller de série B

En juin 2002, la France décroche le gros lot : Armaris, filiale commune de DCN et de Thales, associée à l’espagnol Navantia, s’engage à livrer à la Malaisie deux sous-marins Scorpène et un Agosta d’occasion. Montant de la facture : 920 millions d’euros. Dans la foulée, Kuala Lumpur signe un deuxième contrat de 115 millions d’euros avec une entreprise malaisienne, Perimekar, chargée d’assurer le  » soutien logistique  » de l’opération.

En octobre 2006, ce dossier franco-malaisien vire au thriller de série B. Le cadavre déchiqueté d’une jeune femme est retrouvé dans la jungle, près de la capitale malaisienne. Altantuya Shaariibuu, 28 ans, à la fois intermédiaire et interprète, était au coeur des négociations. Cette jolie Mongole, qui maîtrisait parfaitement l’anglais, le russe, le chinois et le coréen, avait entretenu une liaison avec Abdul Razak Baginda. Comme le révélera l’enquête, elle a été abattue par deux policiers du Special Branch (service de renseignement intérieur) malaisien, qui ont, ensuite, ceinturé de plastic C4 son corps sans vie pour le faire exploser. La victime avait fait le voyage de Kuala Lumpur pour réclamer à son ancien amant sa part des commissions versées en marge de la vente des sous-marins. Accusé d’avoir commandité l’assassinat, Baginda est finalement acquitté en novembre 2008. Mais plusieurs députés d’opposition obtiennent tout de même l’ouverture d’une enquête parlementaire. Ils s’interrogent sur le rôle joué par Perimekar, dont ils découvrent qu’elle était contrôlée par… Baginda et son épouse, Mazlinda Makhzan.

L’affaire n’aurait pas dépassé les frontières de la Malaisie sans l’obstination de Suaram, une association anticorruption malaisienne. En décembre 2009, celle-ci dépose une plainte pour corruption active et passive, trafic d’influence et abus de biens sociaux auprès du parquet de Paris. Visée : la société française Armaris, que Suaram soupçonne d’avoir versé les 115 millions d’euros à Perimekar pour décrocher le contrat, moyennant de généreux pots-de-vin aux officiels malaisiens.

En mars 2010, une enquête préliminaire est lancée à Paris. Deux mois plus tard, les enquêteurs de la Division nationale des investigations financières (Dnif) perquisitionnent les locaux de DCNS et de Thales. La pêche est fructueuse. L’analyse des documents saisis permet aux policiers de  » découvrir le mode opératoire ayant vraisemblablement permis de corrompre les décideurs lo-caux, en l’occurrence le Premier ministre malaisien en place actuellement « , comme ils l’indiquent dans leur demande d’ouverture d’information judiciaire du 7 juillet 2011, que Le Vif/ L’Express a pu consulter.

Malgré leurs soupçons, les enquêteurs abandonnent vite la piste Perimekar. Certes, cette société a été créée de toutes pièces en 1999, et ses dirigeants ne connaissent rien au soutien logistique. Certes, les forces armées malaises détiennent 20 % de son capital, aux côtés de Mme Baginda. Mais rien ne prouve que les 115 millions d’euros viennent de Paris et non de Kuala Lumpur.  » Ce montage a été conçu de telle manière qu’il est, juridiquement, malaiso-malaisien, donc inattaquable « , observe une source proche du dossier.

En revanche, les policiers ont levé un autre lièvre, qui, celui-là, concerne la France. L’accord baptisé  » C5 d’ingénierie commerciale  » a été signé en août 2000 par DCNI, le bras international de DCN, et Thales International Asia (Thint Asia), qui aurait reçu une trentaine de millions d’euros au titre de  » frais commerciaux export « . Deux mois plus tard, alors que la France vient de ratifier la convention de l’OCDE contre la corruption d’agents étrangers, Thint Asia conclut un accord de consultant avec la société malaisienne Terasasi SDN BHD. En 2002, le contrat est transféré à Terasasi HK, basée à Hongkong, simple boîte aux lettres au 19e étage d’un immeuble du district de Wan Chai. L’actionnaire principal de ces structures jumelles s’appelle… Abdul Razak Baginda. Ses deux sociétés auraient touché près de 38 millions d’euros.

 » De fortes présomptions de corruption  »

Les enquêteurs ont tenté d’en savoir plus sur les services rendus par Terasasi en contrepartie de cette généreuse rémunération. En vain.  » Les perquisitions n’ont pas permis de découvrir l’existence de prestations réalisées par Terasasi HK, et seule la trace d’un rapport d’activité très parcellaire a été découverte concernant Terasasi SDN « , notent-ils. Une information précieuse, pourtant, a été transmise par Terasasi à ses commanditaires : un rapport d’évaluation de l’offre française par la marine malaisienne, classé secret-défense.

Côté français, les soupçons de la Dnif se portent également sur DCNS. Le groupe  » aurait pu utiliser son circuit offshore impliquant des sociétés-écrans établies dans au moins deux pays différents, le Luxembourg et Malte, pour verser des avantages supplémentaires aux décideurs malaisiens « . L’une de ces discrètes officines aurait financé les escapades à Hongkong et Macao de l’incontournable Baginda et de sa maîtresse mongole.  » Il existe de fortes présomptions de corruption liées à cette vente de sous-marins « , concluent les policiers.

Une information judiciaire, confiée aux juges parisiens Roger Le Loire et Serge Tournaire, a été ouverte en mars 2012. Alors que la Dnif multiplie les auditions à DCNS et, bientôt, chez Thales, les deux entreprises ne souhaitent faire aucun commentaire. Circulez, il n’y a rien à voir… Pour l’instant, du moins.

A. V.

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