Un château dans les Ardennes

En primeur, les  » bonnes feuilles  » de Lebensborn. La fabrique des enfants parfaits.

Le drapeau noir de la SS flotte dans la cour du château de Wégimont, en ce début de mois de mars 1943. L’affaire n’a pas été simple. La Belgique est occupée et administrée depuis mai 1940 par l’armée allemande. Mais, aux yeux des  » spécialistes  » nazis des questions raciales, la population belge n’est pas un vivier satisfaisant. Les Wallons, francophones et donc latins, sont peu susceptibles d’appartenir à la race des seigneurs germaniques. Pourtant, la doctrine évolue peu à peu, à la faveur d’un rapprochement intéressé entre l’état-major SS et les leaders des partis nationalistes et fascistes belges, flamands, d’une part, wallons, de l’autre […].

De son côté, Heinrich Himmler veut favoriser le recrutement, dans les pays du nord-ouest européen, de  » légionnaires  » qui viendront appuyer les armées du Reich. Ainsi, à l’été 1941, sont créées les Légions Wallonie et Flandern, ouvertes aux volontaires belges qui veulent lutter contre le bolchevisme. Intégrées ensuite à la Waffen-SS, elles seront engagées sur le front de l’Est jusqu’à la fin de la guerre. Environ 6 000 Belges trouveront la mort en combattant l’Armée rouge […]. A partir de 1942, le vibrionnant Léon Degrelle proclame que les Wallons sont en fait des  » germains romanisés  » au fil des siècles : ils appartiennent néanmoins pleinement à la  » race germanique  » […].

Aptes à procréer pour le Reich

Sur le plan idéologique, la cause est entendue : les femmes belges sont désormais aptes a procréer pour le Reich […]. Le 19 novembre 1942, le Conseil de la province de Liège, sous étroite surveillance allemande, bien entendu, concède au Lebensborn [NDLR : néologisme traduit par  » Fontaine de vie « ] le droit d’occuper le château de Wégimont. L’endroit présente de nombreux avantages. A douze kilomètres de Liège, il se trouve à la fois près des grandes routes reliant Bruxelles, les Pays-Bas, la France et l’Allemagne, tout en étant suffisamment retiré.

Le domaine, à bonne distance des premières habitations des villages ruraux de Soumagne et d’Ayeneux, est protégé des regards par une enceinte. Un grand parc boisé avec des étangs entoure le château de style Renaissance. L’énorme bâtisse, en briques et pierres de la région, est composée de deux ailes flanquées de tours et reliées entre elles par un logis. L’ensemble comprend une bonne cinquantaine de pièces. Autre atout, majeur : en 1938, le château a été réaménagé pour devenir un centre de vacances familiales. Il dispose de salles de restaurant, de cuisines, de chambres à coucher et d’espaces de repos. Il y a même une piscine.

Certes, quelques travaux sont nécessaires pour aménager les salles de soins et d’accouchement. Il faut aussi installer du mobilier correspondant aux normes en vigueur à Steinhöring [NDLR : le premier Lebensborn, en Haute-Bavière, ouvert dès 1936 à l’initiative de Heinrich Himmler, chef de la SS]. A part cela, le château de Wégimont est quasiment prêt à accueillir ses nouveaux pensionnaires […].

Du personnel local embauché

L’infirmière en chef, Margarethe Petrowska, veille sur la maternité. Elle dispose d’une équipe de huit infirmières, belges pour la plupart. La maternité emploie en effet essentiellement du personnel local. La sage-femme, Fanny Montulet, a été recrutée à Liège. Les aides-soignantes sont belges, elles aussi. Une quinzaine de femmes des environs sont embauchées comme cuisinières, serveuses au réfectoire, femmes de ménage ou lavandières. Beaucoup ont, semble-t-il, été réquisitionnées. C’est ce que m’a assuré l’une d’entre elles, Mariette Bodeux, quand je l’ai rencontrée, soixante-huit ans après les faits, à Soumagne.  » On est venu me chercher parce que je travaillais dans un café, près de la gare. Je n’avais pas le choix « , raconte-t-elle.

Quelques hommes travaillent aussi au château, notamment un chauffeur, un jardinier et un menuisier. Les habitants du coin sont donc au courant de la création d’une maternité allemande : mais savent-ils de quoi il retourne exactement ? Peu probable. D’autant plus qu’il est interdit d’approcher sans raison valable de l’enceinte, sévèrement gardée.

Une maternité et un foyer

La date exacte de l’inauguration de la nursery Ardennen n’est pas connue. Mais, une réception officielle, suivant le cérémonial SS, a dû avoir lieu, durant les premiers jours de mars 1943. La maternité de Wégimont – la seizième du genre, sans compter les foyers pour enfants plus grands – va pouvoir accueillir 20 mères et une trentaine de bébés.

La durée de séjour au Lebensborn est variable. D’ordinaire, les femmes mariées n’y restent que quelques jours, avant et après l’accouchement, rarement plus de deux semaines. Les mères célibataires, elles, peuvent y résider à partir du septième mois de grossesse jusqu’au deuxième mois suivant la naissance. Si elles doivent reprendre leur travail ou si elles décident d’abandonner leur enfant, ces derniers peuvent être gardés sur place pendant un an.

Au-delà de cette période, le bébé est confié à un Kinderheim, un foyer ou il est pris en charge jusqu’à ce qu’il soit adopté. Durant les dix-sept mois de son existence, l’établissement des Ardennes va assurer ce double rôle de maternité et de Heim. Plusieurs enfants vont demeurer à Wégimont, aux bons soins de la SS, jusqu’à sa fermeture en septembre 1944. C’est le cas de la petite Heidrun de B., née le 1er avril 1943, dont  » la mère ne s’occupe pas « . C’est aussi ce qui va arriver à Gisèle Niango, qui s’appelle alors Gisela Magula […].

La première naissance au château se produit le 20 mars. C’est une petite fille : Hannelore. La mère, Clémentina S., est flamande. Le père, Heinrich Heidenfelder, est un militaire allemand […]. La très grande majorité des femmes qui viennent accoucher à Wégimont sont des compagnes de SS belges. Il y a aussi quelques Hollandaises et Françaises, venues là par souci de discrétion, mais très peu d’Allemandes. Toutes ces dames doivent cohabiter dans un égalitarisme de circonstances. On les désigne ainsi :  » Frau (Madame), suivi du prénom « . Inutile de dire que les épouses d’officiers SS acceptent difficilement d’être traitées sur le même pied que des filles belges de 20 ans qui se sont fait engrosser par un homme de troupe…

De parfaits petits Aryens

La petite communauté est pourtant censée mener une vie harmonieuse et saine, propice à l’éclosion de parfaits petits Aryens. Les journées sont consacrées à l’apprentissage des soins à apporter au nourrisson. Les mamans sont tenues d’allaiter le plus longtemps possible : le Lebensborn a établi des corrélations entre la durée d’allaitement et leurs  » qualités raciales « . Les mères les plus jeunes assistent également à des cours sur l’hygiène et la tenue d’un ménage, notamment des leçons de cuisine.

Ces travaux sont entrecoupés de promenades dans le parc et de temps de repos dans le salon de lecture. Chaque semaine, deux à trois soirées sont consacrées à la formation idéologique : on lit des passages de Mein Kampf, on écoute les discours du Führer à la radio, on entonne des rengaines populaires et des chansons à la gloire du régime… Tous les repas sont pris en commun.  » Midi et soir, nous servions les mères et les Allemands au réfectoire, au rez-de-chaussée, m’a raconté Mariette Bodeux. Tout le monde disait toujours  » Merci « , très poliment. Ensuite, il fallait débarrasser et tout nettoyer. On voyait rarement les enfants, parce qu’ils restaient à l’étage, avec les infirmières et les filles de chambre.  »

Pas de rationnement à Wégimont

On mange bien au Lebensborn. Très bien, même. Thé, cacao, flocons d’avoine et pain complet au petit déjeuner. Le midi ?  » Boulettes de viande et haricots verts, pommes de terre en sauce, groseilles au dessert  » ou  » épinards, £ufs au plat, pommes de terre sautées, prunes « , par exemple. Au dîner :  » soupe de légumes, saucisse au foie, pain, thé « . Le dimanche après-midi, on prend aussi un goûter, avec de la confiture et du pain blanc.

Pendant ce temps, dans toute l’Europe de l’Ouest, y compris en Allemagne, la population fait des heures de queue, tickets de rationnement en main, pour obtenir un morceau de pain à la sciure et des patates infestées de doryphores. Ailleurs, de la Pologne à l’Oural, on meurt de faim. Les pénuries finiront par toucher les maternités SS à l’été 1944, mais, pour l’heure, on ne manque de rien […].

La  » bénédiction du nom « 

A la suite de la petite Hannelore, les naissances se succèdent au château : Heidrun, Frank, Uwe, Ingeborg au mois d’avril, puis Rudolf, Peter, Anika… Les prénoms des garçons font souvent référence aux héros des épopées guerrières nordiques. Ceux des filles évoquent la pudeur, la dignité, la respectabilité : elles seront à leur tour de fières mères nourricières. Ces prénoms renvoient à l’un des plus stupéfiants rituels inventés par les maîtres de la SS : la  » bénédiction du nom « .

Car, parallèlement à son entreprise messianique de créer une race supérieure, Himmler rêve de soustraire le peuple allemand à l’influence du christianisme. La morale sexuelle et la sanctification du mariage par l’Eglise sont des obstacles au programme nataliste du Reichsführer-SS. Il ne l’exprime pas publiquement, mais il souhaite l’avènement d’une religion  » germanique  » païenne, célébrant le culte des ancêtres. Himmler, piqué d’occultisme et de mysticisme aryen, a d’ailleurs financé de nombreuses missions archéologiques, philologiques ou anthropologiques, jusqu’au Tibet, pour démontrer l’existence d’une ancienne caste germanique-nordique, d’essence supérieure.

Une dague SS au-dessus de l’enfant

L’Ordre noir du Reich doit évidemment en être la réincarnation. Himmler fait ainsi établir un ensemble de fêtes, de rites et symboles s’inspirant des vieilles croyances nordiques. Et la  » bénédiction du nom  » n’est rien d’autre qu’un baptême SS… Dans une pièce, on dresse un autel recouvert d’un drapeau à croix gammée sur lequel est placé un portrait d’Adolf Hitler. Derrière l’autel, le mur est décoré de tentures représentant des runes nordiques. Quelques gardes portent un étendard SS.

La cérémonie est célébrée par un officier. Devant les familles réunies, le père énonce le prénom du nourrisson et remercie la mère. Un  » chandelier de vie  » est offert au nouveau-né. Si le père est absent, ce qui est généralement le cas au Lebensborn, c’est le directeur du foyer qui le remplace. De son côté, le parrain SS de l’enfant s’engage à surveiller son éducation. Le petit est ensuite présenté devant l’autel. L’assemblée entonne un chant reprenant des extraits de Mein Kampf.

Le maître de cérémonie présente une dague SS au-dessus de l’enfant, touche son front avec la lame et récite ce credo :  » Nous croyons au Dieu de l’univers et à la transmission de notre sang allemand, qui, éternellement jeune, croît de la terre allemande. Nous croyons au peuple, gardien du sang, et au Führer, que Dieu nous a envoyé.  » Par ce baptême, l’enfant est reconnu comme un membre du clan SS. Il appartient à une élite  » immortelle « , liée à jamais à Hitler et au National-socialisme […].

Un personnel de mauvaise volonté

En réalité, ces rites païens choquent la plupart des mères […]. D’ailleurs, le personnel local va causer des soucis grandissants aux responsables de la maternité. Mauvaise volonté, acte de résistance passive, incompréhension mutuelle ? Sûrement un peu de tout cela à la fois. Lors de sa première visite d’inspection à Wégimont, durant l’été 1943, l’Oberführer Gregor Ebner parvient à aplanir les difficultés, en particulier l’absence de médecin à demeure.

A Liège, il trouve un gynécologue  » courageux « , qui peut se rendre au château en vingt minutes. Un généraliste de Soumagne est aussi susceptible d’intervenir en cas de nécessité. Mais, à partir de l’automne 1943, la situation commence à se dégrader. La lecture des télégrammes et courriers échangés entre la maternité SS des Ardennes et la centrale du Lebensborn à Munich laisse percevoir une atmosphère étrange, nourrie de soupçons, d’épisodes tragiques et de situations franchement grotesques.

Le 20 octobre, l’infirmière en chef Vorsartz écrit au général Ebner pour lui faire part de ses difficultés.  » Quand vous êtes venu nous rendre visite, vous avez fait la connaissance de la sage-femme belge. Si je me rappelle bien, elle ne vous plaisait pas. […] S£ur Fanny n’est pas inefficace dans son travail, mais elle est sale et son attitude laisse fortement à désirer. Ne serait-il pas possible de nous envoyer une sage-femme allemande ?  » demande Lydia Vorsatz. L’accoucheuse Fanny Montulet s’est en effet absentée plus longtemps que prévu à l’occasion d’un congé.

 » Les plus grands moustiques du monde « 

Or, durant cette période, la femme d’un officier SS flamand s’est présentée à Wégimont pour accoucher. La parturiente s’est plainte car, deux jours après son arrivée, elle n’avait toujours pas été examinée. L’infirmière en chef déplore aussi le fait que  » le médecin [de Soumagne] et la sage-femme ne parlent que le français  » […]. Les 31 octobre et 2 novembre suivants, c’est au tour de Walter Lang, le directeur de la maternité [NDLR : spécialiste des questions raciales, ce commandant SS dirigeait la nurserie allemande Friesland, près de Brême, avant de succéder à Inge Viermetz en tant que responsable du Lebensborn belge], de présenter ses doléances au médecin-chef Ebner. Une fois encore, la sage-femme Fanny Monthulet – et  » son comportement belge  » [sic] – sont visés […].

Mais il y a plus grave. L’absence d’un médecin à plein temps se fait cruellement sentir. Les médecins allemands affectés à Liège sont de bonne volonté, mais leur surcharge de travail et les difficultés de déplacement les empêchent d’intervenir à Wégimont. Surtout, Lang se demande si les enfants reçoivent  » les soins appropriés du fait des convictions politiques de l’ennemi  » […].

Le 14 avril, un nouveau souci survient : les moustiques… Le commandant Lang demande au service de santé munichois de lui adresser deux exemplaires d’une brochure intitulée  » Les plus grands moustiques du monde « , qui donne la recette de fabrication du produit destiné à la  » destruction des animaux nuisibles « . Il explique :  » Les douves du château et la proximité d’étangs favorisent la propagation de ce fléau, bien que nous l’ayons peu subi durant l’année 1943.  » Anticipant prudemment sur le délai d’acheminement de la fameuse brochure, Lang réclamera la livraison  » immédiate  » des ingrédients nécessaires […].

Débauche et syphilis

Pour le reste, c’est la débâcle au château. Lang ne supporte plus l’infirmière en chef. Il a également congédié Frau Rückel, une collaboratrice devenue  » mégalomane « … Le personnel de la maternité, lui, semble avoir perdu toute retenue : le régisseur du domaine, l’officier Pletsch, a dû être hospitalisé à cause d’une… syphilis. Il a contaminé Frau Franze, la dactylo. Une employée de cuisine belge a également transmis la maladie au sergent SS flamand Overbeck, qui s’était  » acoquiné avec elle lors de son séjour  » sur place…  » Je ne peux pas vous raconter les détails par écrit « , ajoute pudiquement Lang.

Quelques semaines auparavant, le curé de Soumagne note dans son journal :  » La maternité internationale tourne à plein. C’est la débauche organisée. Une petite servante âgée de 17 ans a un enfant d’un an et demi.  » Que sait-il exactement de ce qui se passe à la maternité ? Toujours est-il que, pour l’homme d’Eglise, le château est la demeure du Diable. Il ajoute :  » Une petite Flamande éplorée, se disant catholique, est venue au début de mars 1944 me demander si on n’avait pas jeté un sort sur son enfant âgé de deux mois et transporté à l’hôpital à Bruxelles. Elle ne pouvait pas aller le voir…  » […].

Les premiers éléments de la 3e division blindée américaine entreront dans Liège le 7 septembre 1944. Six jours plus tôt, le Sturmbannführer-SS Walter Lang a fait évacuer précipitamment la maternité Ardennen. Dans sa fuite, il a emmené un précieux chargement : les enfants. « 

Extraits de Lebensborn. La fabrique des enfants parfaits, de Boris Thiolay, Flammarion, mars 2012.

Les intertitres sont de la rédaction.

La grande majorité des femmes qui viennent accoucher à Wégimont sont des compagnes de SS belges

Himmler fait établir des rites et symboles s’inspirant des vieilles croyances nordiques

Le régisseur du domaine a contaminé la dactylo

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