» Un ami très problématique « 

 » Accord cher payé sur le plan des principes de l’Union « , le règlement du dossier des réfugiés va être instrumentalisé par Ankara, pronostique le chercheur.

Ancien ambassadeur européen dans divers pays du pourtour méditerranéen, dont la Turquie, Marc Pierini, auteur d’Où va la Turquie ? en 2013 (Actes Sud), est aujourd’hui chercheur à la fondation Carnegie Europe.

Le Vif/L’Express : L’accord entre l’UE et la Turquie est-il un acte de realpolitik acceptable ou un marchandage déshonorant ?

Marc Pierini : On en a tellement vu depuis le début de la guerre en Syrie qu’on hésite encore à qualifier ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. La Syrie a vécu cinq ans de révolution sans que l’Union européenne lève le petit doigt. Mais c’est un autre sujet. On peut comprendre que les dirigeants européens aient cherché à conclure un accord. Mais à ce prix-là, c’est tout de même cher payé, sur le plan des principes de l’Union européenne.

Ne fallait-il tout de même pas offrir à la Turquie une contrepartie ?

Oui, mais avec cette  » diplomatie de bazar « , nous avons fait à la Turquie des offres qui dépassaient le dossier des réfugiés. L’octroi d’une aide financière en milliards d’euros est compréhensible. Une ouverture en matière de politique des visas est une demande légitime de la part d’Ankara parce que d’autres pays, comme la Serbie, bénéficient de facilités plus grandes que la Turquie. Mais la proposer dans le cadre d’un deal sur le dossier des réfugiés relève de la politique-panique. Elle a peu de chance d’être acceptée. Imaginez-vous sérieusement François Hollande faire voter une loi prévoyant une levée totale des visas pour les Turcs à un an des élections présidentielles ? Que dire alors de la relance des négociations d’adhésion ? Depuis fin 2003, la Turquie ne remplit plus du tout les critères d’adhésion. Réemprunter ce chemin-là est une façon de piétiner nos grands principes. Les dirigeants européens n’ont pas voulu prêter la moindre attention à la politique interne turque. Il y a eu autant de visiteurs de haut niveau de l’Union européenne à Ankara depuis septembre 2015 qu’au cours des dix dernières années. Or, cette précipitation a lieu au moment même où le président Erdogan relance la guerre contre sa propre population kurde et où la liberté de la presse est malmenée comme jamais. La Turquie est aujourd’hui plus éloignée des valeurs européennes qu’elle ne l’a été depuis dix ans lorsque les négociations d’adhésion ont été lancées. On ne gagne rien à donner l’impression, en Turquie ou ailleurs, que l’admission au sein de l’Union peut faire l’objet d’un rabais. Or, c’est comme cela que c’est présenté en Turquie.

Cette perspective d’adhésion n’est pas de toute façon illusoire ?

Bien sûr. Une majorité d’Etats membres n’a aucune envie de voir la Turquie rejoindre l’Union européenne. On le sait. Et le pouvoir turc n’a aucun intérêt de son côté, à ce que le processus progresse dans ce sens, parce que cela l’obligerait à restaurer des mesures en faveur de l’indépendance de la justice et de la liberté de la presse… Le problème est que cette reprise des négociations sera utilisée en Turquie pour blâmer l’Union européenne. On donne des bâtons pour se faire battre.

A-t-on atteint le seuil critique, que vous décriviez dans Où va la Turquie ?, où  » l’affirmation des spécificités, religieuses et culturelles, du parti au pouvoir entre en conflit avec les critères essentiels pour la poursuite des négociations avec l’Union européenne  » ?

Oui. On l’a atteint très peu de temps après la sortie du livre. En revanche, je n’avais pas perçu la dérive du pouvoir personnel. La crise de décembre 2013 sur des allégations de corruption a déclenché une accélération considérable de la dégradation de l’Etat de droit. Ce que j’avais vu comme un risque systémique et relativement lent s’est brutalement aggravé depuis deux ans et demi.

L’accord ne permet-il pas malgré tout de replacer la Turquie sous influence occidentale ?

Il faut être assez optimiste pour adhérer à cette vision. L’accord crée, c’est vrai, une relation plus intense avec la Turquie. Mais une relation qui augure de tensions à répétition. On est arrivé au même stade que la relation entre les Etats-Unis et la Turquie, une relation avec un ami très problématique.

Entretien : Gérald Papy

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