Uldis sauvé par la poésie

Géant débonnaire, Uldis Berzins a surmonté l’enfermement soviétique en mettant son goût pour les langues au service de la littérature

De notre envoyée spéciale

Riga resplendit sous l’intense lumière de la Baltique. Le soleil d’avril illumine les façades Art nouveau, accroche des éclats d’or au monument de la Liberté, près duquel se déploie une parade militaire impeccable célébrant l’intégration de la Lettonie à l’Otan. Plus loin, au sud de la gare, on découvre un quartier autrefois industriel où des fabriques à l’abandon jouxtent des immeubles sans grâce hérités des temps soviétiques.  » Vous verrez un portail de bois « , avait indiqué Uldis Berzins. En prime, une palissade de rondins crée soudain l’illusion d’un coin de campagne au détour de la ville. Dans la cour, la cabane traditionnelle abritant le sauna, un tilleul séculaire ombrageant les jours d’été :  » C’était la maison de mon grand-père « , explique le maître des lieux en grimpant l’escalier, une théière brûlante à la main û qu’il dépose sur un coin de bureau avant de repartir aussitôt :  » J’ai rapporté d’Iran un gâteau aux pistaches. Une merveille !  »

Alentour, les murs disparaissent, tapissés de milliers d’ouvrages non seulement en letton, mais aussi en allemand, russe, tchèque, turc, azéri, hébreu… On repère de la littérature française, Les Fleurs du mal, à côté d’un recueil de Pierre Louÿs, un pan entier d’essais en anglais, des textes arabes, espagnols… Et d’autres encore qui pourraient être suédois, islandais. C’est la  » bibliothèque de Babel  » chère à Jorge Luis Borges, celle qui donne à l’univers  » les dimensions illimitées de l’espérance « . Dans cette pièce resserrée, sur une terre longtemps captive qui a recouvré son indépendance en 1990, après plus d’un demi-siècle de domination soviétique, on a le sentiment d’être au milieu du monde, en un lieu défiant les frontières.  » Chez nous, on a toujours vécu avec trois langues, la nôtre plus l’allemand et le russe « , indique Berzins. Tribut versé à l’occupant.

Ce géant débonnaire écrit de la poésie depuis l’adolescence û passion indissociable tant de son appétit dévorant pour les langues que de son activité de traducteur. Encore n’a-t-il pu donner sa mesure qu’après l’indépendance :  » La culture lettonne est mon âme, ma maison. Il lui faut toutes les fleurs de l’humanité.  » Avant le sens, il y a les sons et les rythmes ; il a l’ouïe d’un virtuose. Dans les années 1970, il met la main sur un exemplaire du Livre de Job en hébreu. Comment le lire ? A force de patience, seul, il apprend les lettres carrées. Quand il découvre la sonorité du texte, son élan oratoire, il comprend que la version lettonne qu’il connaissait, datant de plusieurs siècles, n’était qu’une pâle copie de l’original. De fragments en fragments, sa propre traduction sera publiée en 1997. Puis il y a eu l’Ecclésiaste, bientôt les Psaumes. A présent, il compte parmi les quatre hébraïsants chargés de mettre au point la version intégrale de l’Ancien Testament. Et, comme si cela ne suffisait pas, il s’est attaqué au Coran, texte jusqu’ici inaccessible en letton, sinon sous forme d’extraits. Sur la table, des ouvrages en plusieurs langues traitant de l’épineuse question de l’interprétation :  » J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver. Les concepts religieux ont chacun leur histoire, leur vie propre. Comment les restituer alors que les frontières sémantiques ne coïncident pas d’une langue à l’autre ?  » Son travail est attendu par la communauté musulmane du pays, qui compte un peu plus de 10 000 âmes. Des jeunes lui réclament des disquettes au fur et à mesure de sa progression.

Attentif à comprendre ce qui lui échappe, Uldis Berzins a contracté très tôt la  » maladie commune  » des années totalitaires :  » Malgré le brouillage soviétique, on s’acharnait à capter les informations en russe et en letton des radios occidentales.  » A l’usage, il s’aperçoit que les émissions en polonais ou en tchèque sont, de loin, plus audibles. Il est encore lycéen. Il plonge dans des manuels. Peu à peu, les mots prennent signification, il traduit pour ses proches.  » C’était environ six mois après l’insurrection hongroise de 1956, qui a ouvert les yeux aux gens de ma génération.  » Par la suite :  » Je me revois, l’oreille collée à l’émetteur, tâchant de saisir ce que disait la voix de la BBC, en polonais, du soulèvement au Tibet en 1959.  » Son premier poème publié dans une revue étudiante évoquera Budapest :  » Je voulais recréer l’atmosphère de la grève générale, la protestation des ouvriers contre le communisme. Personne n’a rien compris. De quoi tu parles, me disait-on, de la grève contre le capitalisme ?  » Au moins les mouchards du KGB n’ont-ils rien remarqué.

Comment devenait-on polyglotte sous l’£il de Moscou ?  » Il y avait deux écoles, l’armée et la prison. J’ai fait mon service militaire avec des appelés du Caucase. Ils m’ont appris leur langue. Les codétenus agissaient de même, en commençant par les injures et les plaisanteries.  » C’est l’archipel pénitentiaire qui a offert à Berzins le Cantique des cantiques, via son aîné le poète Knuts Skujenieks, rescapé du goulag :  » Incarcéré en Mordovie, un prisonnier juif chantait le poème biblique dans sa cellule. Un sioniste de Leningrad qui savait le texte par c£ur reprenait en russe. Dans le couloir, Skujenieks était de corvée de ménage. Il a tout consigné. Je n’avais plus qu’à passer au letton.  »

Pendant plus de dix ans, la poésie de Berzins a été interdite de publication. Sous des prétextes divers. Parce qu’il boudait la ponctuation. Ou encore parce qu’il avait osé déclarer publiquement que le roumain et le moldave étaient une seule et même langue. Après 1990, il a retrouvé sa véritable place.  » Son £uvre est comme un poème-monde, estime un chroniqueur de Riga. Toute sa vie, il a été à la poursuite de la langue originelle, du mythe premier qui est la clef de tout.  » Social-démocrate de tradition européenne, il n’est que trop conscient du passif de l’Histoire. Quand Moscou a tenté une reprise en main, en 1991,  » tout le monde s’est précipité à Riga pour défendre l’indépendance, prêt à mourir s’il le fallait « .  » Ce n’est pas la raison qui parlait mais l’inconscient collectif, ajoute-t-il, pour payer enfin la dette des années 1940, lorsque nous avons abandonné notre Etat sans combattre face à l’envahisseur.  » Soviétique, nazi et de nouveau soviétique. Chaque fois, la Lettonie a subi terreur et déportations. La plupart des 80 000 juifs qu’elle abritait ont été exterminés.  » La faute majeure de la société est de l’avoir accepté, ce qui a été le cas du plus grand nombre, y compris de mes grands-parents.  » L’an dernier, il a été l’un des initiateurs de rencontres à Riga entre Arméniens et Azéris, Grecs et Turcs. Dès l’indépendance, il était partisan d’accorder la citoyenneté à tous les résidents du pays, y compris la minorité russophone û le tiers de la population û qui persiste à vivre aujourd’hui comme si Moscou dominait encore la Lettonie.

La semaine prochaine : les Lituaniens

Sylvaine Pasquier

ô Son £uvre est comme un poème-monde », estime un chroniqueur

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