Tsunami Portrait d’un monstre

Le séisme et le raz de marée qui ont ravagé le Sud-Est asiatique le 26 décembre 2004 ont été d’une ampleur exceptionnelle. Après une année d’études sur le terrain et en laboratoire, les scientifiques décrivent un phénomène encore plus terrifiant qu’ils ne l’avaient imaginé. Pour mieux en tirer les leçons Bruno D. Cot

Elle est une catastrophe indélébile. De celles qui marquent l’histoire de l’humanité. Le tremblement de terre de Sumatra-Andaman, déclenché le 26 décembre 2004 à 7 h 59 (heure locale) aura, durant une poignée de minutes, rendu la planète folle. Et désespérément orpheline : provoquant un gigantesque tsunami, il a entraîné la mort de plus de 220 000 personnes, surtout sur les côtes indonésiennes, indiennes et sri-lankaises.

Même si ce séisme n’est pas le plus meurtrier – celui de Tangshan, en 1976, a peut-être tué jusqu’à 700 000 Chinois – il servira de référence pendant des millénaires : jamais aucun épisode tectonique de cette envergure n’avait été scruté avec des moyens d’observation aussi performants. Lors du congrès de l’American Geophysical Union (du 5 au 9 décembre), les scientifiques exposeront leurs travaux. Tous dépeignent un phénomène encore plus terrible que ce qui avait été entrevu au lendemain de Noël 2004.

Ce jour-là, aux premières heures matutinales, des centaines de capteurs de surveillance – sismographes, marégraphes, altimètres, données GPS et mesures hydro-acoustiques – répartis sur la surface du globe, enregistrent les secousses et donnent l’alerte. En Europe, moins d’un quart d’heure suffit pour que l’ampleur du séisme soit connue et pour localiser son épicentre, situé en pleine mer, à 320 kilomètres à l’ouest de la ville de Medan, dans le nord de Sumatra.

Pourtant, l’interprétation automatique de ces données se révélera erronée, a posteriori, parce que basée sur des modèles numériques sous-dimensionnés.  » Ils ont été conçus pour fonctionner sur des événements brefs, de l’ordre de quelques secondes, alors que celui de Sumatra a duré dix minutes « , indique le Pr Emile Okal, de la Northwestern University de Chicago (Etats-Unis), qui, dès la fin du mois de mars, a publié une première étude rectificative dans la revue britannique Nature. Outre l’exceptionnel étalement du phénomène dans le temps, sa magnitude a aussi été revue à la hausse : non plus 9 (chiffre initial) sur l’échelle de Richter, mais 9,3. Un différentiel qui rend ce tremblement de terre 2,5 fois plus violent que les premières estimations !

 » Sur le principe, nous n’avons pourtant pas été surpris, tempère Anne Replumaz, géophysicienne au laboratoire de sciences de la Terre, à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon. Il s’agit d’un séisme de subduction classique, qui a vu la plaque tectonique indienne brutalement plonger sous la plaque birmane. Avec, néanmoins, une petite complication : l’avancée de la plaque est couplée à un mouvement de coulissage du sud vers le nord.  » De plus, la vitesse du déchirement et la taille de la faille dépassent l’entendement. Le 14 juillet 2005, grâce à un réseau d’une soixantaine de récepteurs GPS qui permettent, via les satellites, de jauger la déformation du sol au millimètre près, une équipe de chercheurs a publié une carte des déplacements de terrain dans la région.  » Contrairement à ce qui avait été initialement mesuré, la longueur de la zone de rupture a été non pas de 500 kilomètres, mais de 1 250 ! Avec une vitesse de déchirement de 2,8 kilomètres par heure et une largeur moyenne de la faille de 16 mètres « , égrène Christophe Vigny, de l’ENS de Paris, un des auteurs de l’étude.

Ajoutons, enfin, l’épaisseur de la plaque indienne (150 kilomètres) et l’on comprend mieux pourquoi l’ensemble de la surface du globe a été à ce point déstabilisé : selon les ingénieurs des agences spatiales dont les satellites Topex-Poséidon, Jason ou encore Envisat ont observé le phénomène, ce 26 décembre, l’axe de rotation de la Terre a été modifié de 2,5 centimètres et le jour a été écourté de 2,68 microsecondes… Localement, le brusque mouvement tectonique a surélevé ou déplacé certaines villes asiatiques.  » Phuket, pourtant situé à 500 kilomètres de l’épicentre, a avancé vers le sud de 60 centimètres depuis le drame « , reprend Christophe Vigny.

 » En moyenne, une moitié de l’énergie se trouve libérée au moment du tremblement de terre ; l’autre se disperse dans les mois qui suivent, lors des différentes répliques « , précise le Pr Raul Madariaga, directeur du laboratoire de géologie de l’ENS, à Paris. D’où l’empressement des océanographes à aller en mer pour scruter les soubresauts du séisme. Dès le mois de janvier de cette année, les premiers marins à réagir sont les Britanniques à bord de HMS Scott, qui, sur ordre exprès du Premier ministre, Tony Blair, organisent une campagne au niveau de l’arc de subduction. Courant mars, les Japonais sont allés travailler au large de Banda Aceh. Puis, en mai, une expédition internationale (Seatos) s’est déroulée au nord de Sumatra.  » L’essentiel des travaux a consisté à effectuer des relevés bathymétriques à l’aide de sondeurs multi-faisceaux, pour obtenir une cartographie détaillée des fonds « , raconte Nicolas Chamot-Rooke, chercheur à l’ENS de Paris. Parce que la zone sous-marine du séisme – située à des profondeurs abyssales (entre 2 000 et 5 000 mètres) – était peu connue.

Quand la prédiction rejoint la réalité

De son côté, la France, via l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) et l’institut Paul-Emile-Victor (Ipev), a mené une campagne d’évaluation de la sismicité active de la faille à 200 kilomètres de l’épicentre, cet été, à bord du navire scientifique le Marion-Dufresne.  » Entre le 15 juillet et le 9 août, nous avons enregistré près de 2 000 répliques d’une magnitude variant de 1 à 7,2 sur l’échelle de Richter « , précise Jean-Claude Sibuet, géophysicien de l’Ifremer. Une trentaine de personnes ont participé à cette aventure qui a aussi permis de cartographier les fonds marins sur une surface presque équivalente à celle de la Belgique (28 000 kilomètres carrés).  » Une fois la  » carte d’état- major  » établie, nous mettrons en £uvre, dès 2006, des missions plus ciblées avec des robots sous-marins (ROV) « , prévoit le Pr Satish Singh, directeur du laboratoire de géosciences marines de l’Institut de physique du globe (IPG) de Paris, qui coordonne les efforts français en mer.

Au total, même s’ils sont partis en ordre dispersé, les océanographes ont veillé à effectuer des missions complémentaires, privilégiant surtout les extrémités de l’immense faille, qui,  » après un tel événement, sont particulièrement chargées en énergie « , insiste Anne Replumaz. Inévitablement, d’autres séismes sont alors attendus. Et il arrive que la prédiction scientifique rejoigne la réalité. Ainsi, le 16 mars 2005, des chercheurs irlandais pointaient deux zones critiques : l’une directement sous Banda Aceh ; l’autre plus au sud, au large des côtes occidentales de Sumatra. C’est précisément sur cette dernière que le 28 mars de cette année eut lieu le second gros tremblement de terre de la région, d’une magnitude de 8,7. Aujourd’hui, l’inquiétude se focalise donc vers le nord, où un séisme pourrait rayer de la carte les îles de Nicobar et créer une vague géante aussi meurtrière que celle du 26 décembre, puisqu’elle se produirait face aux côtes du Bangladeshà

 » N’oublions pas que, au lendemain de Noël 2004, c’est bien le tsunami qui fut le plus dévastateur « , rappelle Nicolas Chamot-Rooke. Or les scientifiques commencent à peine à comprendre les détails du mécanisme de ce monstre naturel.  » Longtemps la modélisation de ces phénomènes est restée imparfaite, parce que fondée sur des données historiques et des témoignages épars « , reconnaît Hélène Hébert, une des spécialistes françaises des tsunamis au Commissariat à l’énergie atomique (CEA).

Aujourd’hui, les ordinateurs ont reconstitué le parcours de la vague : au moment du séisme, la remontée de la plaque birmane a créé une bosse de 1 à 5 mètres en surface, directement à l’aplomb de la rupture. Rapidement, celle-ci s’est aplatie au cours de sa progression en pleine mer, au point de devenir imperceptible. Et ce n’est qu’à l’approche du talus continental, à 1 000 mètres des côtes que la vague a pris de l’envergure avant de frapper mortellement le rivage.

Rapidement après le raz de marée, des équipes scientifiques américaines se sont rendues dans les zones les plus touchées pour mieux en apprécier les effets.  » Il s’agissait d’effectuer des relevés topographiques par laser et de noter les marques physiques les plus évidentes, comme les lignes de végétation indemne  » se souvient Emile Okal, qui a passé une partie de l’été à parcourir les côtes africaines. Sans oublier un travail d’enquête minutieux auprès de riverains, qui ont donné une description dynamique du phénomène, comme le flux et le reflux, ainsi que la hauteur des flots.

Le rôle protecteur des mangroves

Ces nombreux témoignages ainsi que les films tournés sur place par les touristes ont montré non pas une, mais plusieurs vagues ayant pénétré jusqu’à 2 ou 3 kilomètres à l’intérieur des terres. C’est leur succession qui a été la plus dévastatrice, tout étant emporté sur leur passage. Si bien qu’une partie des victimes sont mortes non par noyade, mais heurtées par les déchets les plus divers charriés par un fleuve dément.  » Nous savons aussi que le glissement de la plaque n’a pas été uniforme sur toute la longueur de la faille « , explique Christophe Vigny. Et la déchirure la plus large n’a pas eu lieu au niveau de l’épicentre, mais face à Banda Aceh.  » Il y a même un rapport de 1 à 2 entre le glissement de la plaque (16 mètres) et la hauteur maximale de la vague (32 mètres) « , ajoute Emile Okal. Des chiffres très exactement vérifiés devant la ville la plus touchée de Sumatraà

A cet endroit, étant donné la rapidité de la vague, rien ni personne n’aurait pu éviter la catastrophe. Cette dernière a prouvé la nécessité d’installer un système d’alerte sur l’ensemble du pourtour de l’océan Indien, comme il en existe un côté Pacifique.  » Tous les pays touchés par le raz de marée ont réagi avec célérité, se félicite François Schindelé, ingénieur au CEA, qui a dirigé les négociations au sein de l’Unesco. Et un embryon de réseau, constitué d’une trentaine de stations de surveillance (sur 100 prévues), entrera en service au mois de juin prochain.  » Avant de prévenir :  » Il ne faut cependant pas tout attendre de la science.  »

L’homme doit apprendre aussi à mieux maîtriser son développement. Par exemple, le rôle des mangroves – ces forêts qui poussent dans l’eau salée – comme barrières naturelles a largement été mis en valeur lors du tsunami de Sumatra : là où subsistent ces  » ceintures vertes « , comme dans certaines régions thaïlandaises et indiennes (Pichavaram, Muthuket), les dégâts de la vague ont été bien moindres. Sauf que, selon certaines associations écologistes, 26 % des mangroves des six pays asiatiques les plus touchés le 26 décembre ont été supprimées ces vingt dernières années, pour des raisons politiques ou économiques (tourisme, pisciculture, urbanisation, etc.).

La prévention, l’éducation et la sagesse des populations constituent donc le meilleur rempart contre les dangers venant de l’océan. Ainsi, le 26 décembre, l’île de Simeuluë, l’une des plus proches de l’épicentre, a été relativement épargnée, avec sept morts : la population a su, à temps, gagner les hauteurs. Un incroyable réflexe collectif que les anthropologues expliquent par une tradition orale tenace, puisque Simeuluë avait déjà été frappée par un tsunami en 1907. Un épisode que les survivants ont raconté à leurs enfants et que leurs descendants, eux, n’ont pas oublié.

Post-scriptum

A lire, le très bon dossier de Thema, la revue trimestrielle du CNRS. Disponible en ligne à l’adresse suivante : www2.cnrs.fr/presse /thema/650.htm

B. D. C.

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