Trente ans de Goncourt !

A 93 ans, Edmonde Charles-Roux a présidé une nouvelle fois le jury du plus prestigieux prix littéraire français qui a cette année consacré Pierre Lemaitre pour Au revoir là-haut (Albin Michel). Y renoncer ? Pas vraiment le genre de la maîtresse de céans. Retour sur le parcours d’une combattante.

Un 14 juillet, dans les jardins de l’Elysée, Edmonde Charles-Roux s’avance vers Charles de Gaulle:  » Vous votez mal, mais vous écrivez bien « , lui glisse celui-ci, qui avait beaucoup aimé son Oublier Palerme. Hasard de la vie, elle ira de nouveau, en décembre prochain, à l’Elysée, pour recevoir des mains de François Hollande les insignes de grand officier de la Légion d’honneur… Mais la fille de l’ambassadeur François Charles-Roux ne fait pas que hanter les palaces du pouvoir, elle est aussi, depuis 1983, l’un des plus fidèles couverts (le 2e) de chez Drouant, le célèbre grand restaurant parisien qui accueille les réunions de l’Académie Goncourt. Lundi 4 novembre, la présidente et doyenne de ce cénacle littéraire a voté, à 93 ans, pour  » son 30e  » lauréat et le 111e du plus célèbre prix littéraire français.

Il y a un mystère Charles-Roux : comment expliquer que cette grande bourgeoise, amie des légionnaires et des intellectuels, l’âme combative et le coeur à gauche, à la fois autodidacte et lettrée, suscite tant de bienveillance ? Ou de déférence ? Prononcer son nom est un sésame, les téléphones se décrochent pour dire, toujours, la même admiration, sans un mot discordant, comme si le temps et le respect dévolu à l’âge biffaient les aspérités :  » Gaie, dynamique « , louange Bernard Pivot, son compère du Goncourt.  » Ardente, batailleuse, guerrière  » pour Bernard-Henri Lévy, qui la côtoie depuis 1975.  » Elégante, pudique, talentueuse « , selon Pierre Bergé, qui annonce, dans un mouvement de fierté, la connaître depuis soixante ans.

En 1950,  » contrebandière  » à la tête de Vogue

C’est en off que certains membres de l’auguste académie s’interrogent, en sous-entendant qu’il serait peut-être temps qu’elle passe la main de la présidence… François Nourissier, son prédécesseur, atteint, il est vrai, par la maladie de Parkinson, n’avait-il pas décidé, deux heures à peine après s’être assoupi lors d’un déjeuner, en 2002, de céder la magistrature suprême à son amie Edmonde ? A son âge, Edmonde est exceptionnelle, entend-on de toutes parts. Mais l’ouïe, la concentration, la capacité à encaisser les coups baissent, inéluctablement, dit-on en aparté. Or l’enjeu, on le sait, est primordial, le Goncourt assurant, selon les millésimes, de 250 000 à plus de 800 000 exemplaires. Pas une année ou presque sans que le monde de l’édition et la presse crient aux magouilles, à la corruption, aux mauvais choix, comme le rappelle Pierre Assouline dans son délicieux Du côté de chez Drouant (Gallimard). Scandale, en 1998, quand Paule Constant décroche le Graal alors que Houellebecq signe ses Particules élémentaires. Doutes, en 2002, lorsque, avec François Nourissier, Edmonde met tout son poids dans la balance pour couronner Pascal Quignard. Malaise, en 2004, lorsqu’une enquête de Canal + piège les académiciens, et notamment Edmonde, qui qualifie ses amis jurés de  » vieux anars insolents et vachards « . Polémique, en 2007, quand un responsable des éditions Albin Michel envoie à la présidente une missive plaidoyer (provocante et maladroite) pour Ni d’Eve ni d’Adam, d’Amélie Nothomb…

Dans son appartement parisien, Edmonde Charles-Roux est pensive. Comment quitter Paris ? Comment cesser cette navette perpétuelle, certes épuisante mais vitale, entre la Seine et sa maison au pied de la montagne Sainte-Victoire, près d’Aix-en-Provence ? A Paris, les rendez-vous, les déjeuners du Goncourt chez Drouant ; dans le Sud, l’écriture, les amis et la notoriété ! Cette notoriété acquise au fil des années de mandat municipal de son mari, Gaston Defferre. C’est au prix Goncourt, d’ailleurs, qu’elle doit d’avoir rencontré en 1966 son  » génie « , futur ministre de l’Intérieur de Mitterrand.

Zoom arrière : nommée rédactrice en chef de Vogue en 1950, l’amie d’Aragon ( » mon maître à penser « ) accueille dans les pages du célèbre magazine tous les artistes de l’époque, y compris les plus sulfureux aux yeux du propriétaire américain:  » Elle passait le plus clair de son temps à faire de la contrebande « , signale Nourissier dans le long portrait qu’il lui consacre en 2000 dans A défaut de génie (Folio).  » Un auteur soviétique, une photo d’Elsa, un sujet subversif.  » Jusqu’à cette top-modèle noire en couverture, un jour de 1966. La goutte d’eau… Le chômage sera de courte durée. Son premier roman, Oublier Palerme (Grasset) obtient le Goncourt le 21 novembre 1966. Gaston Defferre fait citoyenne d’honneur cette fille d’industriels de Marseille. Dès le lendemain, à son retour à Paris, elle reçoit un télégramme du maire :  » J’arrive.  » Cavalier, mais efficace.

En 1973, Edmonde part vivre dans la cité phocéenne.  » A l’enterrement de Gaston, en 1986, le chagrin d’Edmonde était bouleversant « , raconte Bernard-Henri Lévy. Blessée, mais toujours debout. La dame aux pommettes hautes et à l’éternel chignon –  » Ne changez pas de coiffure « , lui conseilla un jour Aragon – publie, après sa biographie de Coco Chanel, en 1974, une longue enquête sur Isabelle Eberhardt, en 1988, avant de célébrer son Homme de Marseille, en 2001. Elle dit avoir pris ses distances avec les affaires marseillaises, mais pas avec la gauche, que cette amie de Chevènement célèbre chaque année, les pieds dans la boue, à la Fête de L’Humanité. C’est avec un même naturel que la présidente de l’académie Goncourt arpentait l’année dernière la corniche d’un Beyrouth sous haute surveillance militaire. Alors que le report du voyage était évoqué, Edmonde fut formelle :  » On leur a dit oui, on ne se décommande pas.  »

Enquête au long cours sur le fils adoptif de Gorki

Cette personnalité cosmopolite dans l’âme et polyglotte assurée aime les voyages et les jeunes romanciers, qu’il lui arrive encore de défendre avec une belle ardeur, nourrie par des années d’influence et de présence à divers jurys. Mais comment mener de front aujourd’hui des dizaines de lectures et son propre travail ? Car Edmonde s’est embarquée dans une enquête au long cours, la biographie touffue d’un homme remuant, Zinovi Pechkoff (1884-1966), fils adoptif de Gorki et agent secret de De Gaulle, aux pérégrinations les plus dantesques, de la Russie des tsars à la Chine populaire, en passant par les tranchées de Picardie. Du coup, difficile de mettre le mot  » fin  » à cette oeuvre attendue depuis longtemps par Grasset. A moins de la publier en deux tomes, comme elle y songe actuellement.

Et en 2014 ? Edmonde, dont la locomotion est de plus en plus hésitante, aura-t-elle, à 94 ans, l’énergie suffisante pour garder la présidence du Goncourt ? Ou bien recevra-t-elle les jurés chez elle, comme Colette (la première femme présidente) le fit en 1953 au Palais-Royal ? Nul ne le sait. Cette blessée de guerre et résistante de la première heure, nommée caporal honoraire de la Légion étrangère, n’est pas du genre à tomber les armes, ni à oublier le Goncourt.

Par Marianne Payot

Prononcer son nom est un sésame, les téléphones se décrochent pour dire, toujours, la même admiration

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