Tragédie à Téhéran

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Jafar Panahi soulève le voile sur les injus-tices de la société iranienne, dans un Sang et or aussi bou-leversant que som-bre, filmé comme un cri d’artiste citoyen, d’un courage impressionnant.

Je ne peux pas m’empêcher de montrer l’injustice, de tendre à la société un miroir critique. Bien sûr, mes films sont le plus souvent interdits, bien sûr, je suis régulièrement convoqué, et parfois retenu, par les autorités. Mais je ressens comme un devoir de faire les films que je fais, même s’ils dérangent, même si, officiellement, ils ne peuvent pour l’instant pas être projetés dans mon propre pays !  » Jafar Panahi parle en mots simples et directs, avec un courage tranquille d’autant plus impressionnant qu’il peut valoir (et a déjà valu) des ennuis sans fin à celui qui les prononce.

A 43 ans, le meilleur cinéaste iranien de sa génération nous livre, après Le Ballon blanc, Le Miroir et Le Cercle, un nouveau chef-d’£uvre rebelle. Habité de révolte et de désespoir comme un Cercle qui cadrait de manière implacable l’oppression de la femme, Sang et or a aussi, comme lui, cette rigueur formelle, cette précision et cette justesse de chaque plan qui structurent l’émotion jaillissante dans une forme artistique accomplie. L’artiste et le citoyen ne font qu’un. Et si, pour Godard,  » un travelling est affaire de morale « , on peut dire la même chose du plan-séquence ( NDLR : une scène entièrement tournée dans un plan unique, sans aucune coupe ni montage) chez un Panahi dont le premier plan de chaque film se révèle capital. Mais là où les précédents prologues étaient animés d’une caméra en constant mouvement, l’ouverture de Sang et or est regardée par une caméra fixe. Nous sommes à l’intérieur d’une bijouterie, où deux hommes qu’on voit arriver par l’embrasure de la porte vont commettre un hold-up. Lequel tournera mal, avec violence et coups de feu, un des malfaiteurs se retrouvant bloqué à l’intérieur et finissant par se faire sauter la cervelle. Ce que nous venons de voir est terrible et bouleversant. C’est aussi en réalité… la fin du récit que le film va ensuite nous narrer, en se chevillant au personnage de Hussein, le suicidé du plan inaugural.

L’idée de Sang et or est issue d’un fait divers authentique, rapporté à Panahi par son mentor et ami le cinéaste Abbas Kiarostami, alors que les deux hommes se trouvaient en voiture, bloqués dans un embouteillage. Kiarostami avait lu dans un journal comment un voleur s’était retrouvé coincé par le système de sécurité de la bijouterie qu’il braquait, comment il avait tué le bijoutier avant de retourner l’arme contre lui-même.  » Ce fait divers m’a profondément bouleversé, se souvient Jafar Panahi, il m’a conduit à me demander ce qui pouvait pousser un être humain à pareille extrémité. J’ai immédiatement pensé à ouvrir le film sur la conclusion de l’histoire. Abbas a proposé d’écrire le scénario, en concevant l’idée de partir de cette première séquence exprimant la terrible impasse où se retrouve le personnage.  »

Ancien assistant de Kiarostami sur Au travers des oliviers, Panahi a vu son aîné lui livrer un script qui, au-delà du fait divers, stigmatisait de façon saisissante les injustices sociales se manifestant de plus en plus cruellement dans l’Iran d’aujourd’hui.  » Le fossé entre des riches de plus en plus riches et des pauvres de plus en pauvres se creuse sans arrêt, avec une classe moyenne se réduisant toujours plus par un basculement fréquent dans la pauvreté « , dénonce le réalisateur d’un Sang et or dévoilant  » une réalité sans doute universelle, mais qui se trouve singulièrement occultée en Iran « . Panahi ne se définit pas comme un cinéaste politique ( » Je n’impose pas mon jugement au spectateur « ), mais comme un réalisateur social,  » incapable de ne pas réagir devant l’injustice et, dans ce cas précis, l’humiliation « . Une humiliation qui prend  » organiquement  » corps avec le personnage de Hussein et son interprète (non professionnel, comme toujours chez le cinéaste), Hussein Emadeddin, un homme souffrant lui-même de schizophrénie et dont le corps massif, imposante enveloppe pour une âme fragile, éprouve un mal fou à s’intégrer à un univers qui ne lui fait pas de place. Tout à la fois énorme physiquement et socialement invisible û riche paradoxe admirablement exprimé par la mise en images û, Hussein promène sa grande carcasse au fil de ses expéditions dans la ville. Son travail de livreur de pizzas lui donne l’occasion de visiter les quartiers cossus où habitent les plus riches habitants de Téhéran. Une scène extraordinaire le montre alors qu’il est invité par un client à passer un moment dans le somptueux appartement qu’il occupe, et que Hussein visitera longuement, mal à l’aise, d’un pas lourd et de plus en plus chancelant, comme condamné à une chute qui ne manquera pas de survenir…

Au-delà des tabous

La trajectoire du livreur de pizzas s’improvisant gangster par désespoir, plus encore que par nécessité, inspire à Jafar Panahi un bouleversant chef-d’£uvre, une  » tragédie sociale  » (selon sa propre expression) aux accents déchirants autant que révoltés. D’une limpide simplicité, d’une émotion d’autant plus profonde qu’elle n’est jamais sollicitée de manière insistante, Sang et or défie bien des tabous. Celui d’une réalité sociale généralement cachée, mais aussi celui de la guerre Iran-Irak, puisque Hussein en est un vétéran, revenu traumatisé,  » et qu’on n’a pas plus aidé à se réinsérer qu’on ne l’a fait pour les autres combattants de cette guerre « , explique le réalisateur.

Panahi a également l’audace de lever le voile sur la manière dont la police religieuse surveille les rapports entre les sexes, à travers une séquence fascinante où Hussein fait une livraison dans un beau quartier, dans un immeuble où se déroule une soirée et devant lequel les forces de l’ordre théocratique campent pour arrêter illico tout couple arrivant sur les lieux ensemble ou les quittant de même. D’en bas, à travers les fenêtres occultées, on voit passer en ombres chinoises des femmes ne portant pas le voile.  » Parce que c’est la réalité, je la montre, commente Jafar Panahi, fût-ce en ombres chinoises, puisque la loi et la censure m’interdisent de filmer une femme dévoilée…  »

L’interdiction de Sang et or en Iran et l’arrestation que son metteur en scène a subie ne l’empêcheront pas de poursuivre dans la voie courageuse où il s’est engagé dès son premier film. Une voie d’artiste citoyen, luttant avec ses moyens pour une société meilleure, et faisant de l’humain le c£ur battant de sa démarche.  » Mes films sont des réponses à l’état inacceptable des choses, et ils continueront à l’être tant qu’elles n’évolueront pas, conclut Panahi. Je filmerai encore dans le futur ce que ma conscience me dicte de filmer.  »

Louis Danvers

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