Tout n’est pas à vendre

N’en déplaise à l’Organisation mondiale du commerce, l’enseignement et la santé ne sont toujours pas des marchandises.

STEPHANE RENARD

Pour fin mars, dans moins de deux mois, la Belgique et les autres Etats membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) devront présenter la liste des services qu’ils acceptent d’ouvrir à la concurrence étrangère. A l’heure où toute l’attention est focalisée sur l’Irak, il peut paraître saugrenu de s’intéresser à un accord commercial international. Mais c’est parce que l’on s’en désintéresse toujours trop longtemps que beaucoup de ces accords révèlent trop tard leurs pièges. Or les enjeux sont essentiels. Il ne s’agit plus cette fois de libéraliser davantage le commerce des marchandises, mais bien ce qui fait l’essentiel d’une société civilisée: l’enseignement, la santé, la distribution d’eau, les services publics…

Ce n’est pas ici que l’on va résumer l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), qui organise cette libéralisation et doit être mis en oeuvre pour respecter le calendrier fixé. Mais il est utile d’en planter le décor. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et sous la pression des Etats-Unis, peu désireux de revivre les excès du protectionnisme qui fragilisa tellement l’économie des années 1930, la conférence de Genève (1947) traçait les grandes lignes du GATT. Au fil des ans, cet accord général sur les tarifs douaniers et le commerce allait cependant devenir le lieu de négociations (rounds) de plus en plus âpres en vue d’accélérer la libéralisation de l’économie mondiale. C’est ainsi que l’Uruguay Round (1986-1994) accoucha des accords de Marrakech. Parmi les 60 textes signés alors figurait notamment l’AGCS qui, en prônant la concurrence internationale pour les services, faisait tout simplement le lit de leur privatisation.

L’idée, noyée dans 550 pages de textes à la fois généralistes et complexes, ne fit pas de grosses vagues. L’époque surfait joyeusement sur le libéralisme triomphant, qui avait eu raison du Mur et du collectivisme stalinien, et préparait déjà l’ère de la « nouvelle économie »…

L’euphorie est derrière nous. Face à la prétention du capitalisme d’être désormais le seul et unique modèle planétaire, l’émergence d’un altermondialisme désireux de remettre l’accent sur l’humain offre une salutaire bouffée d’oxygène et de pensée critique, ft-elle truffée de généreuses contradictions. En Belgique, la mobilisation contre l’AGCS a déjà commencé, notamment avec l’adoption, en décembre dernier, par la Chambre d’une résolution très contestataire. Le chahut fait cette semaine par les étudiants de l’UCL lors de la remise dês insignes de docteur honoris causa à Pascal Lamy, commissaire européen au Commerce, a rappelé l’urgence d’une mobilisation. Et la manifestation européenne anti-AGCS, qui se déroulera à Bruxelles ce dimanche 9 février, devrait encore renforcer le signal.

En dépit des discours rassurants lancés par l’OMC, bien des craintes peuvent en effet être émises en matière de libéralisation des services. Le flou des accords déjà signés laisse la porte ouverte à toutes les interprétations. Or la privatisation rampante de l’enseignement, de la santé, de l’énergie, des communications, « aidée » en cela par les insuffisances des services publics (lire en p.26 ), permet de redouter le pire. De plus, l’entrée en vigueur de l’AGCS pourrait également fragiliser les législations nationales de protection sociale.

Dans les faits, pourtant, lutter contre cette dérégulation ultra-libérale est une oeuvre complexe, qui ne manque pas d’ambiguïtés.

D’abord, parce qu’il n’est pas certain que la libéralisation soit, par nature, facteur de régression. L’histoire a largement prouvé les innombrables inconvénients des replis économiques. Tout comme elle a démontré que la volonté d’indépendance de certaines classes sociales face aux sujétions séculaires – politiques, religieuses, économiques – s’était avérée de puissants ferments de progrès social.

Le hic, et voilà le dérapage, c’est que si l’idée de départ était louable – « un commerce aussi libre et aussi équitable que possible » -, celle-ci s’est peu à peu muée en féroces luttes d’influences politiques et économiques. Etre présent sur un petit marché local est une chose. Conquérir la planète en est une autre! Conséquence: au prix d’un lobbying extrêmement efficace, le secteur privé a largement investi les grands lieux de débat économique, comme l’OMC, où l’on rencontre bien plus aisément un expert détaché par l’une ou l’autre industrie qu’un spécialiste émanant d’une organisation internationale. Le même secteur privé lorgne aujourd’hui ouvertement la santé, l’école, les services publics…

Il est urgent de réformer le modèle dominant. Critiquer l’OMC et ses options n’est pas nier son rôle indispensable, mais sa vision et son dogmatisme. Réclamer « une autre mondialisation », ce n’est pas demander moins de mondialisation mais revenir à des règles plus équilibrées.

Seule, aujourd’hui, l’Union européenne pourrait encore, si elle le souhaitait vraiment, freiner, voire amender le processus lancé par l’AGCS. Mais si certains pays le désirent, comme a priori la Belgique, d’autres ne le veulent pas. Plus que jamais en panne de grands formats et de projet politique, l’Europe est en train de couler. Bientôt ingouvernable à 25, profondément désunie comme l’a confirmé l’acte de vassalité signé récemment par neuf de ses dirigeants à l’égard des Etats-Unis dans le dossier irakien, l’Europe paie cher ses errances et sa mollesse. Une opposition ferme et déterminée à l’AGCS, c’est-à-dire au démantèlement de ce qui a en fait sa grandeur et sa richesse sociale, signifierait qu’elle a décidé de relever la tête. Mais les citoyens européens, qui se sont trop longtemps désintéressés de la lourde et poussive construction européenne, ont-ils encore envie de revendiquer et de préserver leur originalité?

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