Tirets et parenthèses : le for intérieur

Le Vif/L’Express raconte l’histoire de ces signes qui ont changé la face de

Dernier-né des signes, le tiret – à peine âgé de trois siècles, frais débarqué d’Albion ? En réalité, l’une des plus anciennes ponctuations – la seule dont parle Aristote dans sa Rhétorique : la (sic) paragraphos est un petit trait de séparation entre deux tirades, distinguant en particulier les répliques des différents personnages du théâtre antique. En témoignent des papyrus retrouvés dans des fouilles, comme ceux d’une comédie de Ménandre, Les Sicyoniens. Le Pr Alain Blanchard, qui a édité ce papyrus (iiie siècle av. J.-C.), précise qu’à la différence du tiret des dialogues modernes la paragraphos s’intercale entre les répliques au lieu d’introduire la prise de parole. Mais comment ne pas s’étonner qu’à deux mille ans d’intervalle la transcription du dialogue use d’un procédé quasi identique ?

On attribue l’introduction du tiret dans la prose dialoguée aux Contes moraux de Marmontel (1761), sous l’influence anglaise du roman à succès de Samuel Richardson Clarissa (1748). Une recherche permet cependant de trouver des exemples français beaucoup plus précoces :

Au début du xviie siècle, les imprimeurs tentent une transposition plus réaliste du rythme des dialogues théâtraux, à l’aide de dispositifs tels que les tirets ou les points de suspension. Interruption d’une réplique, annonce de la réplique suivante : la frontière est ténue. Ces tirets se confondent.

Ce rôle d’interruption n’était pas neuf : le Moyen Age utilisait le tiret comme ponctuation finale alternative. Le grammairien Buoncompagno (1165-1240) cite cette virgula plana (trait horizontal) dans un traité de ponctuation.

Le tiret suspensif connut une telle vogue en Angleterre qu’en 1733 Jonathan Swift le brocarde dans ces vers :  » In modern Wit all printed Trash is/Set off with num’rous Breaks – and Dashes –  » (Dans la modernité, toute l’ordure imprimée se met en valeur par d’incessantes ruptures – et autant de tirets -). Le roman populaire en abusait pour dramatiser visuellement le silence, l’intensité d’une scène ou la suspension brusque de la parole (aposiopèse). Dans Tristram Shandy (1761), Sterne l’utilise en virtuose et en fait un ressort comique. C’est un signe taillé pour créer l’illusion des changements de direction de la pensée brute, à la façon d’un dialogue mental à plusieurs voix. L’Allemagne le baptise Gedankenstrich (trait de réflexion). Nietzsche en fit son signe fétiche.

Ce tiret d’interruption est le même que celui qui introduit une incise : autre discontinuité dans la fluidité de la phrase. Le tiret se comporte alors comme les parenthèses, à une nuance près : spécialisé dans la rupture, il donne de l’emphase à l’incise, alors que les parenthèses la mettent en retrait en l’englobant.  » Oste la Parenthese, le sens sera aussy parfaict que sy elle y estoit « , écrit Etienne Dolet en 1540.

Les parenthèses naissent de l’exigence de clarté formelle des humanistes ; elles intègrent dans la continuité du texte ce qui aurait pu figurer dans une glose marginale. Avant elles, on pouvait recourir à deux barres transversales (soit deux virgulae suspensivae, / /). D’où le nom qu’on utilisa plus tard pour les décrire : virgulae convexae (bâtonnets convexes). Les parenthèses, issues, donc, d’un usage spécialisé de ces virgules primitives ? En tout cas, comme le montre l’historien Malcolm B. Parkes, les premières parenthèses (1399) sont assez proches des chevrons : < >. On les doit à l’humaniste florentin Coluccio Salutati, qui avait aussi étrenné le point d’exclamation. Nicolas Jenson, imprimeur champenois installé à Venise, donna aux parenthèses leur forme arrondie dès 1470, et Erasme les baptisa en 1530 lunulae (petites lunes).

Pedro Uribe Echeverria

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