Thembelihle, l’envers du rêve sud-africain

Plongée dans une cité de squatters des environs de Johannesburg.

Ici soufflent les vents du désenchantement et de la colère.

On appelle ceci, au choix, un  » campement informel  » ou  » illégal « , un bidonville, une township de troisième zone, une favela australe. Une certitude : Thembelihle et ses 8 000 shacks – bicoques – ne figurent pas sur les cartes. Surgie au sud de Soweto, la cité clandestine s’est pourtant maintes fois frayé un chemin jusqu’à la Une des journaux. Dès 2002, quand ses squatters, sommés manu militari de s’établir à Vlakfontein, à 7 kilomètres de là, refusent de vider les lieux. Puis de nouveau en 2010, à l’heure où les service delivery protests – révoltes spontanées contre la faillite de l’intendance locale – embrasent les arrière-cours urbaines du géant sud-africain.

Le 28 février, un résident meurt foudroyé en bricolant un branchement électrique sauvage. Le défilé improvisé le lendemain vire à l’émeute. A la clé, 58 arrestations. Les 14  » étrangers en situation irrégulière « , venus pour la plupart du Malawi et du Zimbabwe, seront expulsés du pays. Carton rouge. Quant aux  » locaux « , ils s’en tirent avec un jaune : cinq jours de prison pour  » violence en réunion  » et une sévère mise en garde. Parmi les rescapés, Joel, 25 ans. Photographe, ce jeune père timide natif du Lesotho parcourt les mariages, soirées et réunions de famille, son boîtier à la main. Les bons mois, il peut gagner 1 500 rands, soit l’équivalent de 150 euros. Lui compte sur le Mondial pour élargir sa clientèle. Même si l’on voit mal les fans du ballon rond venir se faire tirer le portrait dans les ruelles ocre et ravinées de Thembelihle.

 » J’avais 9 ans à la chute de l’apartheid, murmure Joel devant sa masure de brique et de tôle. Depuis, rien n’a vraiment changé. Je n’ai aucune confiance dans les élus du coin. Pour nous calmer, ils nous bombardent à la veille des élections de promesses jamais tenues.  » Au moins son foyer dispose-t-il d’eau courante, d’une fosse septique et d’une source de revenu. D’autres dénichent de petits boulots – 150 rands la semaine – au sein de la communauté indienne toute proche. Jardinage pour les hommes, ménage pour les femmes. Voire, quand la tension monte, chantage pour tout le monde.  » En mars, raconte le  »camarade » Moss Miya, animateur du Comité de crise local, on a menacé de neutraliser le transformateur qui dessert leur quartier, avec sit-in devant la mosquée. Aucun incident, pas un carreau de fêlé. Et les autorités ont cédé.  » Au moins pour un temps. Car les réfractaires de Thembelihle n’en finissent plus de jouer à cache-cache avec les équipes de l’Eskom, la société d’électricité d’Etat.  » On rétablit le courant. Ils le coupent. On recommence, ils viennent sectionner les câbles au pied et au sommet des pylônes. Alors, on remet ça, quitte à enterrer les fils. « 

Moss a quelque raison de partager le désenchantement ambiant. Ce militant de gauche,  » anticapitaliste mais pas communiste « , aura été de tous les combats. Au point de laisser deux dents lors de féroces bagarres avec les gros bras des Fourmis rouges, brigade privée vouée à l’éviction des squatters. De même, il feuillette volontiers le classeur où sont rangées les coupures de presse relatant les hauts faits de la  » résistance « , et guide le visiteur jusqu’à ce gamin blessé à la joue et à l’épaule par une balle en caoutchouc de la police anti-émeute.

Un notable cristallise ses griefs : le councillor du coin, un élu local plutôt lointain…  » Il est en place depuis l’accession de Madiba – Nelson Mandela – à la présidence et n’a rien fait pour nous, râle Moss. D’ailleurs, on ne voit presque jamais son 4 x 4 Toyota. Les contrats pour les latrines ou la collecte des ordures ? Confiés sans appels d’offres à ses copains ou à des dissidents dont il voulait s’assurer le ralliement. Car ici, depuis août 2009, il y a deux ANC. « 

Qu’importent les ranc£urs : tout indique que l’African National Congress canal historique raflera encore la mise lors du scrutin régional de l’an prochain.  » Pourquoi ? Bonne question, soupire l’activiste vétéran. Les gens d’ici sont des illettrés politiques. Ils votent instinctivement pour le parti de Mandela, celui qui nous a libérés. Hier, on pouvait imputer tous nos maux aux oppresseurs blancs. Aujourd’hui, les Noirs sont au pouvoir. ça me fait mal de le dire mais, au temps de l’apartheid, on avait des maisons robustes avec un bout de terrain. Celles du gouvernement ANC tombent en ruine après quelques années.  » Le Comité de Comrade Moss a bien appelé la hotline de Jacob Zuma, ce répondeur censé recueillir les doléances des citoyens.  » Mais le président n’a pas répondu à notre invitation. Il a préféré visiter des townships mieux développés. S’il vient, j’ai deux trucs à lui demander : d’abord, renoncer une fois pour toutes à nous virer ; ensuite, construire de vrais logements et des toilettes dignes de ce nom. « 

Fans des Bafana Bafana

Vu d’ici, le somptueux stade de Soccer City semble avoir éclos sur une autre planète.  » Les forces de l’ordre chassent même de ses abords les vendeurs ambulants de cacahuètes ou de maïs grillé, grommelle le chairman du Comité de crise. Qui bénéficiera du Mondial ? Pas nous en tout cas. Il paraît qu’on recrute des milliers de volontaires. Croyez-moi, pas un ne viendra de ce quartier. Quand vous n’avez ni tenue correcte ni savon pour vous laver, aucune chance d’être retenu. « 

Bien sûr, Moss, Joel et les autres suivront de près les improbables exploits des Bafana Bafana. A la télévision. Même pas sur écran géant. Car, à Thembelihle, point de fan park à ciel ouvert.  » Le plus proche sera au mieux à 3 kilomètres d’ici. Pas question de rentrer à pied à la nuit tombée. Trop dangereux. Il n’y a pas chez nous de mafia structurée, mais beaucoup de délinquants prêts à vous tabasser pour un téléphone portable. On les connaît, mais que faire ?  » Les patrouilles préventives de civils du cru n’ont pas survécu aux querelles politiques. Quant à la police, elle ne jouit que d’un crédit minimal.  » Les bandits qu’on lui livre sont aussitôt relâchés, soutient Moss. Faute de mieux, le type pris sur le fait a droit à une bonne rouste. « 

Il paraît qu’en setswana, la langue de la communauté majoritaire, Thembelihle signifie  » bon espoir « . On en conclura donc que si l’espoir fait vivre, le bon espoir fait survivre.

V. H., avec S. H.

 » au temps de l’apartheid on avait des maisons robustes « 

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