© Fondation Boghossian

Terrain Glissant

Il appelait de ses voeux un dialogue mondial qui n’efface pas les cultures locales. Mondialité, la nouvelle exposition de la fondation Boghossian, à Bruxelles, invite à se laisser couler au coeur de la pensée archipélique et salutaire du philosophe Edouard Glissant.

En ces temps où prolifèrent les mensonges et les replis, aucune occasion ne doit être manquée de convoquer les poètes et les philosophes. Avec Edouard Glissant, ces deux champs de l’esprit se confondent. Cet écrivain et essayiste français (né à la Martinique en 1928 et décédé à Paris en 2011) est sans aucun doute le penseur pour  » comprendre le xxie siècle « , comme l’explique Hans Ulrich Obrist, cocommissaire de Mondialité (lire l’entretien page 8). Fidèle à sa mission de créer du dialogue entre les cultures, la fondation Boghossian consacre un accrochage de grande qualité à celui que l’on évoque parfois comme le  » penseur des archipels « .

Formé auprès de Gaston Bachelard et nourri par Gilles Deleuze ou Pierre Bourdieu, Edouard Glissant a déployé une  » philosophie de la relation  » – comprendre une pensée de la rencontre dans laquelle les imaginaires, plutôt que s’affronter, se métissent de manière imprévisible. Cette plus que souhaitable  » créolisation  » du monde, pour reprendre l’une de ses notions phares, se devait d’être approchée avec beaucoup de délicatesse. Mission accomplie pour le commissaire invité, Hans Ulrich Obrist, ainsi que pour le directeur artistique de la villa Empain Asad Raza qui, ensemble, ont évité le travers du didactisme. Le duo a dessiné un environnement aussi propice que poétique, dont les contours relèvent de l’introduction majeure aux concepts clés de Glissant –  » mondialité « , pensée du tremblement, créolisation, musée du Tout-monde et opacité. On sort de l’expo avec une seule envie : (re)lire l’auteur de Pays rêvé, pays réel.

Spiritisme

Après Répétition et Décor, Asad Raza continue d’enfoncer le clou de mises en scène dans lesquelles il détermine des règles du jeu originales. Le visiteur peut très vite se sentir perdu. Pas de panique, le directeur artistique livre la méthode pour s’approprier le lieu :  » L’idée est d’être au plus proche du contexte d’une maison privée. Il n’y a par exemple pas de cartels. Je refuse que ces petits panneaux fassent passer à côté des oeuvres. Pour ce type d’informations, il y a un guide du visiteur qui est donné gratuitement. Je propose de n’y recourir qu’après s’être imprégné de la pièce et de son contexte.  »

Autre sujet d’étonnement, Mondialité fait place à une chambre portant la patte de Dominique Gonzalez-Foerster figurant déjà au précédent rendez-vous de la villa Empain.  » Ne pas exposer la même oeuvre d’un accrochage à l’autre est un tabou dont j’entends démontrer l’absurdité consumériste. Il n’est pas nécessaire que ce qui a fait sens dans une certaine configuration ait été pour autant vidé de toute sa signification. Une nouvelle alliance peut se justifier, c’est le cas pour cette plasticienne française qui connaît bien le travail de Glissant.  »

Ces précautions évoquées, il est temps de s’engager au fil de ce parcours tout sauf fléché. La première surprise pour le visiteur vient de ce que, grâce à un système de détection des mouvements, son propre corps active des bandes-son disséminées à travers l’espace. Ingénieux, ce procédé rappelle à quel point la présence du visiteur est essentielle : il est celui qui crée les connexions et confère du sens à ce qui est là. Ainsi, dès l’entrée, faire quelques pas sous la verrière déclenche une interview accordée par Edouard Glissant à Hans Ulrich Obrist. Orphée n’est pas loin : la voix soudain revenue parmi les vivants bouleverse. Elle s’accompagne de la projection au sol de la partie visuelle de la séquence. Par beau temps, la silhouette fantomatique du philosophe se laisse à peine deviner dans les veines du marbre. Difficile d’imaginer présence plus poétique. On tend l’oreille pour saisir le propos dédié aux amnésies du monde moderne en ce qu’il délaisse les savoir-faire de l’architecture traditionnelle, notamment l’utilisation du vent pour l’aération, au profit des artifices superfétatoires de l’industrie tels que la climatisation.

Passée cette introduction, le rez-de-chaussée de la villa Empain élargit le propos. Une imposante vitrine retient tout particulièrement l’attention, elle donne à voir plusieurs ouvrages de Glissant issus de la collection personnelle d’Obrist. Loin d’être anecdotiques, ces volumes lèvent le voile sur l’écriture du penseur à travers de nombreuses dédicaces. Directement reliées à l’esprit par le biais du tremblement de la main, les lettres et les dessins contribuent à nous installer au coeur de l’intimité du philosophe.

Brasier conceptuel

La pertinence de Mondialité découle également du fait que les artistes exposés ne sont pas seulement ceux qui sont habituellement associés à Edouard Glissant – Valerio Adami, Wifredo Lam ou encore Roberto Matta -, d’autres plasticiens viennent frotter leur travail au brasier conceptuel du Martiniquais. Il y a la Belge Edith Dekyndt qui, de l’extérieur, créolise la villa Empain en une sorte de bateau de pirate par l’ajout d’un drapeau composé de cheveux africains. Cette bannière symbolisant l’interpénétrabilité culturelle renvoie à une oeuvre précédente de Dekyndt, Ombre indigène, vidéo de 2008 réalisée à Sainte-Marie, lieu de naissance d’Edouard Glissant. Une belle preuve de la diffusion de la pensée de l’intéressée dans le domaine des arts plastiques.

Il y a aussi une fresque murale de Philippe Parreno, dont le format de planisphère restitue aux Caraïbes leur place centrale dans l’avènement nécessaire d’une nouvelle humanité ; Sophia Al-Maria et sa quasi insoutenable installation vidéo, un oisillon luttant pour la survie, qui engendre par la bande la cruciale empathie qui nous fait défaut ; ou encore, le cinéaste Steve McQueen (Shame, Twelve Years a Slave…) qui livre une oeuvre minimaliste glaçante composée d’un lit en fer déniché dans la prison de Reading où fut enfermé Oscar Wilde, et d’une moustiquaire plaquée or 24 carats. Sans oublier ce qui constitue probablement le clou du spectacle : la pièce investie par l’Australien Daniel Boyd et le cinéaste d’origine malienne Manthia Diawara. A travers un vinyle apposé sur les fenêtres créant atmosphère et lumière envoûtantes, le premier sert les images du second qui retracent un itinéraire à travers l’Atlantique, à la fois géographique et maïeutique, entrepris en compagnie de Glissant.

A la sortie de Mondialité, Sylvie Glissant, veuve du sage parti trop vite, pointait  » un environnement idéal pour entrer dans la poétique de la Relation  » et  » la transformation d’un espace d’exposition en lieu commun de résistance « . On ne saurait mieux dire.

Mondialité, à la fondation Boghossian, à Bruxelles, jusqu’au 27 août prochain. www.villaempain.com

Par Michel Verlinden

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