Terminus pour le train des sénateurs

Le lieu est-il franchement ringard ou carrément prestigieux ? Ceux qui l’ont fréquenté hésitent. Avec ses airs de Belgique d’opérette, façon Bossemans et Coppenolle, le Sénat prête le flanc à la caricature. Mais l’histoire qu’il charrie ne peut qu’impressionner. Immersion.

C’est un jeudi presque comme les autres au Royaume de Belgique. Depuis la tribune du Sénat, un élu indépendantiste flamand, Karl Vanlouwe, proclame l’impérieuse nécessité de réformer le pays. Avec une audace mâtinée d’ironie, il dévoile le fond de sa pensée. Oui, assure-t-il, l’Etat belge serait plus démocratique s’il était une république. Le refrain est connu, les contrechants sont attendus. Un centriste francophone, Francis Delpérée, et un socialiste néerlandophone, Bert Anciaux, se chargent d’interrompre le renégat Vanlouwe. En une poignée de mots affûtés comme des couteaux, le duo mitraille le représentant de la N-VA. Du haut de son perchoir, la présidente de l’assemblée, la démocrate-chrétienne Sabine de Béthune, assiste à l’escarmouche avec calme, sinon indifférence. Elle en a vu d’autres. Quelques centimètres au-dessus de sa tête, une imposante horloge aux aiguilles d’or indique 18 h 18.

C’est un jeudi pas tout à fait comme un autre. En cette fin d’après-midi, dans l’hémicycle du Sénat, tandis que Karl Vanlouwe riposte, les quatre élus Ecolo rapprochent leurs fauteuils et groupent leurs visages. Le plus jeune d’entre eux, Benoît Hellings, 35 ans, brandit son téléphone portable. Quelques secondes plus tard, le selfie apparaît sur son profil Facebook, assorti d’un commentaire bravache et résigné : Morituri te salutant. Ceux qui vont mourir te saluent. La phrase que les gladiateurs adressaient à l’empereur de Rome, avant de s’entretuer sur le sable chaud du Colisée.

Benoît Hellings et ses trois collègues verts – Marcel Cheron, Zakia Khattabi, Cécile Thibaut – joueront leur vie, leur vie politique en tout cas, lors du grand combat électoral du 25 mai. Mais en cet étrange jeudi, ils restent drapés du prestige de la fonction sénatoriale. Pour quelques heures, quelques minutes encore. Jusqu’à l’inéluctable clap de fin. En début de séance, Francis Delpérée, ancien professeur de droit constitutionnel, l’a rappelé avec grandiloquence :  » Aujourd’hui, nous allons accomplir un acte important. Nous allons nous exprimer. Nous allons nous exprimer… avant de disparaître.  »

Ultime séance plénière, donc, avant la dissolution finale. Le moment est d’autant plus historique que nul ne sait ce qu’il adviendra du Sénat après les prochaines élections. Certains partis voulaient l’abolition pure et simple de l’institution. D’autres souhaitaient maintenir l’ensemble de ses prérogatives. La sixième réforme de l’Etat a débouché sur un arrangement bancal entre les deux thèses. A l’avenir, le Sénat ne se réunira plus que huit fois par an, il ne comptera plus aucun élu direct, il perdra son pouvoir de contrôle sur le gouvernement, ainsi que sa faculté de rédiger des lois. En revanche, les sénateurs continueront à jouer un rôle dans le domaine institutionnel. Certains évoquent aussi la possibilité pour l’assemblée de se transformer en un forum dédié à l’avenir du pays. Pour le reste, mystère.  » Le futur Sénat sera ce que les sénateurs en feront « , estime la socialiste louviéroise Olga Zrihen. Plus tranché, Marcel Cheron sonne le glas :  » On assiste à la mort de l’institution. Le Sénat qu’on a connu, c’est bel et bien fini. Ce qui restera, c’est un ersatz. On aurait pu l’appeler autrement, car ce ne sera plus vraiment un sénat.  »

Point d’envolée lyrique, pourtant, ce jeudi 24 avril. Ni fleurs, ni couronnes. Pas même une pointe de lyrisme pour la der des ders. Les orateurs se succèdent à la tribune, les chefs de groupe consultent leurs notes, la majorité vote le doigt sur la couture du pantalon, l’opposition s’oppose, la présidente préside. La routine.  » C’est une ambiance bizarre, confie un sénateur. Tout le monde travaille comme si de rien n’était. Sauf que, dans une heure ou deux, on débranchera la prise. Le Sénat ne va pas se faire hara-kiri. Il n’est pas non plus aux soins palliatifs. C’est plutôt l’euthanasie… Pour une institution qui s’est longuement penchée sur le sujet, il s’agit sans doute d’une fin logique.  »

Seuls quelques détails attestent du caractère inhabituel de la séance. Tel le socialiste Willy Demeyer, venu avec son appareil photo. Clic-clac, clic-clac. Le bourgmestre de Liège prend une série de clichés de l’hémicycle, puis des collègues qui l’entourent, et même de la tribune de presse. De quoi assurer une provision de souvenirs pour ses vieux jours. Il pourra dire à ses petits-enfants :  » J’y étais.  » D’autres sénateurs s’adonnent à des pratiques plus insolites. Courbés sur leur pupitre, munis d’un petit couteau, ou avec la seule aide de leurs ongles, ils s’échinent à arracher la plaquette de cuivre à leur nom. C’est le socialiste Philippe Moureaux qui a lancé les hostilités en début d’après-midi. Fort en verve, le plus célèbre moustachu de Molenbeek a pris un malin plaisir à exhiber son trophée à la cafétéria. A sa suite, d’abord timides, puis de plus en plus entreprenants, la quasi-totalité des représentants de la nation se sont mis à dépiauter leur pupitre, obsédés par l’envie de conserver un souvenir tangible de leur passage en ce lieu. A la fin de la journée, quand les lumières se sont éteintes, il ne restait qu’une poignée de noms inscrits sur les bancs de l’assemblée. Comme une maison abandonnée dont on a pillé les marbres.

Sous le regard de Godefroid de Bouillon

Avec la mutation radicale du Sénat, si radicale qu’elle passe pour une disparition aux yeux de certains observateurs, c’est une large page de l’Histoire de Belgique qui se tourne. Au Sénat, chaque centimètre carré vibre des joutes du passé, chaque recoin transpire les grands accords d’antan. Comme si les voix de Pierre Harmel, de Fernand Dehousse, d’Hubert Pierlot ou du comte Henri de Mérode résonnaient encore dans l’enceinte.  » L’endroit a un côté désuet, décalé dans le temps, reconnaît Gérard Deprez (MR), qui y siège depuis 2010. Il est clairement tourné vers le passé plus que vers l’avenir.  »

Pas moins de trois kilos d’or, dit-on, recouvrent la coupole de l’hémicycle. Quant aux quinze portraits géants qui ornent les murs, ils accentuent le parfum suranné des lieux. Réalisés sur des lambris en acajou, ils représentent les plus illustres personnages d’une Belgique d’avant la Belgique. Les sénateurs sont ainsi entourés (surveillés ?) par Charlemagne, Godefroid de Bouillon, le prince-évêque Notger, Charles-Quint ou encore Philippe le Bon. C’est le baron Kervyn de Lettenhove, député du Parti catholique, mais aussi historien, qui sélectionna, en 1861, les quinze héros chargés de rehausser de leur présence les parois.

 » Le Sénat est un bâtiment ampoulé, vieille Belgique, avec de la poussière partout, observe Marcel Cheron, historien de formation. Et en même temps, il conserve un réel prestige. Quand on y est, on ne peut s’empêcher de se dire que c’est un lieu qui compte, ou qui a compté. Pouvoir ressentir que des choses importantes s’y sont décidées, c’est quand même une qualité pour un parlement, surtout si l’on compare avec un lieu neutre, dépourvu de toute trace du passé, comme le parlement wallon.  »

Ah, ils sont gâtés, les sénateurs friands de traces du passé. Le bâtiment en regorge. Les amateurs d’art ne sont pas lésés non plus. Au hasard de leurs pérégrinations, ils pourront apprécier des tableaux de James Ensor, de Léon Spilliaert, de Paul Delvaux ou de Pierre Paulus, qui n’avait pas son pareil pour magnifier les paysages industriels de la Sambre, criblés de hauts-fourneaux et de châssis à molettes. Le peintre de Châtelet était adulé par André Van Cauwenberghe, sénateur socialiste de 1961 à 1974 (et père de l’ancien ministre-président wallon Jean-Claude Van Cauwenberghe). Autre artiste du plat pays dont l’oeuvre est visible dans le dédale sénatorial : Constant Permeke, rendu célèbre par ses tons bruns et marron inimitables.  » A l’époque, les villageois disaient qu’il peignait avec de la merde « , relate Hendrik Bogaert, secrétaire d’Etat à la Fonction publique et ex-bourgmestre CD&V de Jabbeke, le berceau de l’artiste.

En 1831, les fondateurs de la Belgique ont conçu le Sénat comme une sorte de tampon entre le bouillonnement de la Chambre et le Palais royal. Pour y siéger, il fallait non seulement être âgé de 40 ans au moins, mais aussi disposer d’une fortune personnelle colossale. L’assemblée, par essence conservatrice, baignait dans une semi-léthargie. Elle était cependant dépourvue de pouvoir politique. Ce qui inspira à un journaliste cette formule :  » Le Sénat, c’est un appendice, et cet appendice est à peine capable de s’enflammer.  » Ce n’est qu’en 1919 que ses compétences seront augmentées, pour en faire l’égal, ou presque, de la Chambre. Débute alors, selon Francis Delpérée,  » l’âge d’or du Sénat « . Celui-ci durera jusqu’en 1993, date à laquelle ses prérogatives seront rabotées par le gouvernement de Jean-Luc Dehaene.

De ses origines notables, le Sénat a gardé des traces. Les élus y sont installés sur des fauteuils en velours rouge, et non sur des stalles, comme à la Chambre. A la cafétéria, dont les murs sont recouverts d’un papier peint beige et or, le thé est servi dans des tasses ornées du sigle de l’institution, un  » S  » majestueux.  » Le cadre est chic et cossu, mais aussi très belge, s’amuse Benoît Hellings. Il y a un côté Bossemans et Coppenolle. Hormis le décorum, on se croirait parfois à la buvette d’un club de foot.  »

 » Ce n’est ni le Palais Bourbon, ni Westminster, ni le Sénat américain. Il règne ici une modestie de bon aloi « , confirme Francis Delpérée. Concentré de belgitude, le Sénat est à l’image du pays : un peu usé, fatigué, abîmé par les crises successives, incertain quant à son avenir. En bout de course, peut-être…  » Si vous allez à la salle de lecture, conseille Marcel Cheron, vous verrez l’un ou l’autre fauteuil manifestement élimé. Les ressorts apparaissent quasi visibles sur vos fesses.  » A deux pas de là, le Salon vert abrite les bustes des anciens souverains. C’est peu dire que ceux d’Albert II et de Paola, en bronze vert, détonnent par rapport à tous les autres, en marbre blanc. Et les épaules dénudées de la reine ajoutent encore au frisson.

Dans cet univers à la fois décati et grandiloquent, Bart De Wever ne pouvait que se sentir mal à l’aise. Comment se comportait le président de la N-VA, sénateur de 2010 à 2013 ?  » Il paraissait très isolé, se souvient l’un de ses ex-collègues, le socialiste liégeois Hassan Bousetta. Même à la cafétéria, le lieu par excellence des petits contacts humains, qui sont nécessaires dans la vie politique, je le voyais souvent seul avec Liesbeth Homans, qui était là comme pour lui servir de barrage.  »

Vieux crocodiles

Si siéger au Sénat ne requiert plus aucune condition d’âge, l’assemblée demeure néanmoins le repaire de nombreux vétérans de la politique, tels Philippe Moureaux et Philippe Mahoux au PS, Armand De Decker et Gérard Deprez au MR, Francis Delpérée au CDH, ou Marcel Cheron chez Ecolo.  » J’ai subi le mépris de tous ces vieux crocodiles, et je suis loin d’être le seul « , se plaint Karl Vanlouwe. Si l’on en croit Philippe Moureaux, 75 ans au compteur, le tableau était toutefois plus effrayant au début des années 1980.  » A l’époque, j’étais jeune ministre. A la Chambre, c’était très dur… Mais au Sénat, c’était terrible. L’assemblée était peuplée de juristes hors-pair, ou qui se considéraient comme tels. Ils analysaient chaque mot. Lors des commissions, ils vous faisaient presque passer un examen.  »

Après la réforme de 1993, le Sénat s’est spécialisé dans les grands débats de société, les enjeux éthiques, notamment l’euthanasie. La discussion y a, dans les meilleurs moments, atteint une certaine hauteur, un tour presque philosophique. En règle générale, les échanges y ont souvent été moins agressifs qu’à la Chambre. Comme si l’atmosphère feutrée du lieu adoucissait le choc majorité-opposition.  » Ah, j’aime venir au Sénat !  » s’est d’ailleurs exclamée la vice-Première ministre CDH, Joëlle Milquet, lors d’une des dernières réunions de la commission de la Justice.

 » Sur de nombreux sujets, le Sénat pouvait se permettre d’approfondir la réflexion, alors que l’agenda de la Chambre était dicté par l’actualité immédiate, analyse Philippe Moureaux. C’est peut-être ça, le train de sénateur qui avait subsisté, mais dans un sens positif, et qui va disparaître du paysage politique.  » Là résidait la grandeur du Sénat. Mais l’institution avait aussi sa part de décadence. Au cours de la dernière législature, les sénateurs ont voté à tour de bras près de 70 résolutions. Des  » résolutions maman catéchèse « , comme les appelle Benoît Hellings.  » On a voté une résolution sur la protection des albinos en Afrique. C’est un sujet très important, bien sûr. Mais qu’est-ce que ça changera pour les albinos d’avoir une résolution du Sénat de Belgique ?  » Autre exemple : le vote d’une résolution pour la réindustrialisation de l’Europe, dont on attend toujours les implications concrètes… A croire que les sénateurs ont voulu justifier leur existence en multipliant les initiatives, la plupart du temps sans contenu réel.

Olga Zrihen, qui vient de passer dix ans de sa vie politique au Sénat, veut croire que celui-ci a encore de beaux jours devant lui.  » Certains s’attendaient à ce qu’on présente un faire-part de décès. Moi, je présente un faire-part de naissance, dit-elle. Après le 25 mai, nous porterons sur les fonts baptismaux une nouvelle institution.  »

A lire : L’art au Sénat, découverte d’un patrimoine, Racine (2006).

Par François Brabant

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