Autoportraits, © PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS - RIJKSMUSEUM, AMSTERDAM - PHOTO : DEBBY TERMONIA

Tempus fugit

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : François Schuiten.

« Vous entrez dans la maison, vous allez tout au fond, vous prenez l’escalier et vous montez tout en haut « , guide François Schuiten à travers le parlophone de son immense demeure bruxelloise. Avec sa façade haute, sa décoration éclectique, ses balcons et ses faux pignons, la bâtisse semble tout droit sortie des Murailles de Samaris, premier opus de sa série Les Cités obscures.

La double porte en bois se débloque et découvre un hall pavé de mosaïques, frappé de miroirs, scandé par des étagères à moitié délaissées par les livres. Une impressionnante sculpture d’homme écorché dans son plâtre blanc invite à arpenter la gigantesque cage d’escalier. Sur les vieilles marches et les paliers qui craquent, on bute sur des caisses, des boîtes, des affiches et des cadres ; des choses posées çà et là,  » en transit  » vers un ailleurs pour lequel elles seraient trop en avance.  » Montez, montez, c’est tout en haut « , rappelle Schuiten, glissant la tête par-dessus la rampe du dernier escalier aussi raide qu’escarpé qui mène enfin au point culminant de sa demeure : son atelier. Dont il ne reste aujourd’hui plus rien que cette planche à dessin et cet homme au physique émacié qui peaufine ses dernières planches, un grand chien noir à ses pieds. L’image saisit et bouleverse un peu. Car, bientôt, Schuiten quittera la maison qu’il habite depuis plus de trente ans, celle qui aura tout connu, les albums, les quatre enfants et dans laquelle il aura passé presque la moitié de sa vie.  » Ce n’est pas facile, mais les enfants sont grands, ils doivent pouvoir créer leur propre histoire dans un nouveau lieu. Pour moi, c’est l’occasion de m’alléger, de faire le bilan de ma vie en vidant tout ce qu’elle a pu accumuler.  »

Sa voix chevrote quand il évoque les émotions dont sont imprégnés les murs qu’il abandonnera à la fin du mois.  » Elle a une si belle âme, cette maison « , ajoute-t-il avant de se réfugier derrière sa planche, suivi du chien. Installé sur son vieux tabouret, Schuiten frotte de la main les sciures de gomme de son dessin et conclut :  » Vider une maison, c’est une façon de vivre un deuil au rythme d’un sablier dont les grains se soumettent doucement au temps.  » Le chien aboie, c’est Thibault, le beau-fils de 25 ans qui demande s’il peut emporter les dernières caisses. Le soleil pénètre les Velux et transperce la mélancolie lourde de l’instant.

L’univers XXL

Mais place à l’art maintenant ! Schuiten confie ses artistes préférés, ses dieux qu’il admire par-dessus tout : Franquin, Magritte mais surtout Winsor McCay, Auguste Rodin et Rembrandt. Une bande dessinée pour l’enfance, la sensualité de Rodin pour l’éveil à l’adolescence et la cruauté du regard de Rembrandt pour la maturité.

Flash-back sur sa première bande dessinée, Little Nemo, que le dessinateur et scénographe a découvert par hasard dans une librairie d’art où son père, l’architecte Robert Schuiten, avait pris l’habitude d’emmener ses enfants.  » Il rêvait que je sois le peintre qu’il n’a pas pu être. Pour lui, la bande dessinée c’était un peu de la sous-culture, pas question de m’en offrir. Je me souviens avoir réussi à glisser ce hors format dans la pile des livres qu’il s’apprêtait à acheter, croyant que c’était un livre d’art, il n’y a vu que du feu.  » Le monde imaginaire de Little Nemo s’offre alors au petit garçon qui, pour mieux faire durer le plaisir, se force à ne pas lire plus de trois pages par jour en buvant son chocolat double lait. Coudes posés sur les bords de la page 29 du prochain Blake et Mortimer qui occupe désormais tout son temps (sortie prévue en 2019, si tout va bien), Schuiten estime que  » quand on est face à un univers aussi riche et grand que celui de Little Nemo, on a juste envie de s’y lover. Pour moi qui étais un petit garçon complexé, très limite à l’école, cette BD me permettait de m’évader vers un univers meilleur que le mien.  »

Petit, dyslexique, avec des lunettes et un cheveu sur la langue, le dessinateur avoue s’être réfugié dans le dessin pour mieux fuir un monde auquel il n’appartenait pas et tenter d’échapper à une réalité bien trop effrayante.  » Et puis Little Nemo, s’enthousiasme-t-il alors,c’est la grammaire de la BD. Ici McCay agrandit l’univers, il repousse les limites du possible en créant ces histoires aussi magiques que des numéros de cirque !  » Des moments partagés ensuite avec son grand frère, l’architecte Luc Schuiten qui, des heures durant, lui lit les albums de Blake et Mortimer. A 16 ans, François est publié pour la première fois dans le magazine Pilote avant d’intégrer l’école supérieure des arts Saint-Luc deux ans plus tard :  » Pour la première fois, on me disait que pour réussir, je devais faire exactement tout ce qu’on m’avait interdit de faire jusque-là. Etre publié et voir sa passion se transformer en un métier, c’est une chance aussi forte qu’un premier baiser ou un premier amour.  » Après Pilote, arrive la célèbre revue Métal Hurlant et subitement le décollage de sa vie :  » Il devient plus facile de grandir quand la machine part…  » Depuis, François Schuiten, ce sont des dizaines d’ouvrages, de la scénographie partout dans le monde, la conception de pavillons d’expos universelles ou de station de métro à Paris (Arts et métiers) et, récemment, une expédition scientifique en Egypte où, accompagné d’archéologues et autres spécialistes, il descend au centre de Khéops pour percer le mystère de la plus grande des pyramides, unique vestige des Sept Merveilles du monde.

Sexe moteur

Schuiten enchaîne avec Fugit Amor, sculpture ô combien sulfureuse d’Auguste Rodin.  » Pour un dessinateur qui ne travaille le monde qu’en deux dimensions, la sculpture est un art qui relève de la divinité ; oser reproduire un corps dans toutes ses dimensions, c’est vertigineux.  » S’il confesse s’être beaucoup inspiré de la statuaire des corps pour comprendre ce qui se cachait sous la peau des êtres, c’est avant tout pour leur sensualité qu’il a choisi Fugit Amor. Bouleversé par l’enchevêtrement de ces corps et fasciné par la captation de l’intimité troublante de ce couple, Schuiten assène que  » ce n’est plus de la sensualité, c’est de la sexualité à l’état pur. Nous ne sommes ni avant ni après, nous sommes dans l’acte d’amour « . Il peine à masquer sa pudeur, il se voûte alors au-dessus de ses croquis, déplace son stylo à encre et, courageusement, poursuit :  » C’est fou d’imaginer un corps d’homme posé comme ça sur elle, c’est imprévisible. Mais le sexe, c’est le moteur du dessin, c’est une envie qui emporte le désir de reproduire quelque chose, ça n’a rien de lubrique, c’est une force vive. Je n’ai pas assez de fierté de moi-même pour exposer mon corps et mon âme. De toute façon, je trouve qu’il y a trop d’impudeur dans la société, c’est triste de constater aujourd’hui à quel point les gens manquent cruellement de mystères. Or, c’est justement le mystère qui donne du relief aux hommes.  »

Le bâton d’un aveugle

Un peu comme Rembrandt, le peintre des peintres selon Schuiten, un artiste extraordinaire, mais un homme qui n’eut de cesse de se décortiquer pour mieux se  » restituer  » sur la toile. Un observateur cruel des drames qui s’impriment année après année sur son visage. Avec Rembrandt, tout change, sauf le regard :  » C’est phénoménal de voir à quel point ses drames – la disparition de sa femme, ses problèmes d’argent ou de santé – lui ont buriné le visage. Et malgré tout, il continue, inlassablement, à se dépeindre dans sa plus cruelle vérité. Quelle audace !  » Loin d’afficher son existence sur son visage, Schuiten semble néanmoins porter discrètement les restes de ses complexes d’enfance. A 61 ans pourtant, l’homme que l’on qualifiait jadis de  » chat maigre  » est aujourd’hui un homme grand, mince et beau :  » Je pense que mon métier m’a protégé de la vie, comme une sorte de carapace qui m’entoure. C’est un art qui exige tellement de rigueur qu’il vous oblige à être présent tous les jours.  » Débordant d’émotions, il avoue alors avoir trop d’amour et de respect pour toucher à la peinture :  » Je ne suis pas à la hauteur ! Peindre, c’est un engagement si fort qu’il en est presque politique ; c’est une autre manière de vivre et de penser le monde et moi, je suis incapable de faire semblant.  »

Comme un appel d’air, des voix mêlées aux bruits de la vie traversent la cage d’escalier et s’engouffrent à travers la porte ouverte de l’atelier. Ce sont ses enfants, venus en renfort pour terminer les caisses du déménagement. Avant de le laisser empaqueter les derniers morceaux de son passé, nous l’interrogeons sur le rôle que l’art peut bien avoir dans nos vies.  » L’art nous empêche de simplement « regarder » le réel pour nous apprendre à « voir » la vérité. Par exemple, je peux vous regarder autant que je veux, tant que les choses ne seront pas passées par le dessin de ma main, je ne vous aurai pas vue. Le dessin, c’est comme le bâton d’un aveugle, il permet de ne pas se perdre dans la nuit.  »

Accompagné de son chien, Schuiten traverse les 700 mètres carrés de sa demeure et, avant de prendre congé, conclut :  » Finalement, le seul enjeu de la vie c’est le temps. Prendre le temps, passer du temps, commencer, revenir, gommer, corriger… Et la seule question est de savoir ce qu’on est prêt à sacrifier pour aller jusqu’au bout !  »

Dans notre édition du 13 octobre : Michel Claise.

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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