Dans le tumulte des événements de Mai 68, le Festival de Cannes avait été exceptionnellement annulé. © NOA/ROGER VIOLLET/GETTY IMAGES

Tempête sur Cannes

Phénomène rarissime – on ne compte que deux précédents, en 1939 et en 1968 -, le plus grand festival de cinéma au monde pourrait être annulé.

 » En cette période de crise planétaire, nous avons une pensée pour les victimes du Covid-19, et nous exprimons notre solidarité avec tous ceux qui luttent contre la maladie. Aujourd’hui, nous avons pris la décision suivante : le Festival de Cannes ne pourra se tenir aux dates prévues – du 12 au 23 mai prochain. Plusieurs hypothèses sont à l’étude afin d’en préserver le déroulement, dont la principale serait un simple report, à Cannes, fin juin-début juillet 2020 […]  » Publié par les organisateurs de la mani- festation le 19 mars, ce communiqué laconique ne faisait jamais qu’entériner ce qui était dans l’air depuis quelque temps : l’annonce du report (prélude à celle d’une probable annulation pure et simple ?) du plus grand festival de cinéma au monde. De quoi provoquer un séisme dans le landerneau cinéma-tographique, atteint de plein fouet, mais pouvait-il en aller autrement, par l’urgence sanitaire qui étrangle la planète.

Les enjeux sont énormes et dépassent le seul terrain artistique : ils touchent aussi à l’économique.

La rivalité avec Venise

Si la décision définitive se fera sans doute encore quelque peu attendre, tant le président du festival, Pierre Lescure, que son délégué général, Thierry Frémaux, veillant en toute logique à ne rien précipiter, la situation est déjà exceptionnelle en l’état. On ne compte ainsi que deux précédents d’annulations dans la riche histoire de la manifestation : la première, alors qu’elle n’en était qu’à ses balbutiements, en 1939 ; la seconde, il y a plus de cinquante ans, dans le tumulte des événements de Mai 68. C’est en effet dans le contexte de tension précédant la Seconde Guerre mondiale que germe l’idée d’organiser un festival de cinéma en France, avec des visées aussi bien politiques que culturelles d’ailleurs.

La biennale de Venise s’est dotée, depuis 1932, d’un volet cinématographique – la Mostra Internazionale d’Arte Cinematografica, dont la première édition eut lieu du 6 au 21 août. Bien vite, toutefois, les autorités fascistes, Mussolini en tête, ont compris le parti qu’elles pouvaient tirer de la mani- festation, récupérée à des fins de propagande. Lorsque Les Dieux du stade, le documentaire de Leni Riefenstahl, cinéaste allemande proche du pouvoir nazi, y est couronné en 1938, les nations démocratiques battent en retrait, la voie se dégageant pour Cannes, choisie sous les auspices du gouvernement français pour damer le pion à sa rivale transalpine. Mais alors qu’elle doit se dérouler du 1er au 20 septembre 1939, la MGM ayant déjà affrété un paquebot trans- atlantique pour amener un contingent de stars hollywoodiennes, les Norma Shearer, Tyrone Power et autre Gary Cooper, l’invasion par l’Allemagne de la Pologne et l’entrée en guerre de la France provoquent l’annulation d’une édition dont ne subsistent qu’une affiche, et une liste de films annoncés – au rang desquels Le Magicien d’Oz, de Victor Fleming.

Nouvelle Vague sur la Croisette

Il faudra attendre la fin du conflit pour voir l’idée refaire surface. Le premier festival de Cannes s’ouvre le 20 septembre 1946, avec, parmi les films sélectionnés, Brief Encounter, de David Lean, ou Rome, ville ouverte, de Roberto Rossellini. La diplomatie y a plus que jamais ses droits, à tel point que onze Grands Prix seront décernés, un par grand pays producteur, dans un souci de réconciliation. Ce qui n’empêchera pas les délégations américaine et russe de s’opposer, la guerre froide déjà. Les années initiales sont quelque peu chaotiques – l’événement fait relâche en 1948 et 1950, pour des raisons budgétaires, logistiques mais aussi de calendrier (et de concurrence avec Venise, à nouveau, d’où son déplacement au mois de mai).

La manifestation trouve néanmoins rapidement son rythme de croisière. Et de s’imposer bientôt comme  » le  » rendez- vous incontournable du cinéma mondial, en mode VIP pour le coup. Mai 68 viendra changer la donne, le mouvement de contestation estudiantine et ouvrière qui fait tanguer l’Hexagone débordant sur le festival. Le milieu du septième art est, il est vrai, en ébullition depuis plusieurs mois lorsque le 21e Festival de Cannes débute, le 10 mai 1968. En cause, le débarquement d’Henri Langlois, unanimement respecté, de la direction de la Cinémathèque française, annoncé en février par le ministre de la Culture, André Malraux. L’affaire fait grand bruit, qui mobilise le gratin du cinéma mondial en même temps que les représentants de la Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard et François Truffaut en tête. Le tollé est tel que Langlois est réintégré en avril. Mais le climat n’est pas apaisé pour autant, et lorsque les étudiants descendent dans la rue, c’est tout naturellement qu’ils reçoivent le soutien des cinéastes.

Claude Lelouch, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Louis Malle et Roman Polanski sont en grève par solidarité avec les étudiants français lors du Festival de Cannes, en 1968.
Claude Lelouch, Jean-Luc Godard, François Truffaut, Louis Malle et Roman Polanski sont en grève par solidarité avec les étudiants français lors du Festival de Cannes, en 1968.© GILBERT TOURTE/GETTY IMAGES

Une sélection plus aventureuse

Autant dire que Cannes s’ouvre dans un contexte miné de contestation généralisée, et cela en dépit d’une affiche prometteuse – sont notamment présentés Je t’aime, je t’aime, d’Alain Resnais, Au feu… les pompiers, de Milos Forman, ou The Girl on a Motorcycle, de Jack Cardiff. Manifestations, injonctions de la profession à arrêter le festival, démission de plusieurs membres du jury, le chaos s’invite sur la Croisette. Le 18 mai, une délégation de cinéastes organise une conférence de presse, appelant notamment au soutien des étudiants, mais aussi à une réforme des structures de l’industrie du cinéma. L’atmosphère est houleuse :  » Je vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez de travelling et de gros plans ! Vous êtes des cons !  » clame Jean-Luc Godard. Le soir même, dans une scène devenue fameuse, Carlos Saura et sa compagne, Geraldine Chaplin, s’accrochent aux rideaux pour empêcher la projection de leur propre film, Peppermint frappé. Un Saura qui, au même titre que Resnais et Forman, décide de retirer son film de la compétition. Le lendemain, la direction n’a plus d’autre ressource que d’annuler le festival, sans palmarès et dans la plus grande confusion.

Cannes a survécu à l’explosion de 68. Mieux même, le festival a pu saisir l’opportunité pour se reprofiler avantageusement, et devenir moins officiel et plus aventureux dans sa sélection. A quoi la Quinzaine des réalisateurs, née sur les cendres des événements de mai à l’initiative de l’alors toute neuve Société des réalisateurs de films, est venue apporter un utile contrepoint. Le séisme de l’interruption aura donc été bénéfique à la manifestation. On n’en est pas encore là dans la séquence actuelle puisque, à l’inverse de ceux de l’Euro ou des JO par exemple, les organisateurs tablent toujours sur une édition 2020. Au mépris de l’évidence, considèrent de nombreux observateurs, et cela même si la rumeur faisait déjà état d’une sélection de haut vol avec, notamment, parmi les films pressentis en sélection officielle, Benedetta, de Paul Verhoeven, Annette, de Leos Carax, ou The French Dispatch, de Wes Anderson, soumis à l’appréciation d’un jury présidé par Spike Lee.

De fait, de nombreuses hypothèques pèsent sur l’organisation de la manifestation fin juin, la plus sérieuse tenant, bien sûr, à l’évolution de la pandémie que nul n’est, à ce stade, en mesure de prédire. Quand bien même le confinement ne serait-il plus de rigueur en France au début de l’été, on peine à imaginer des participants convergeant des quatre coins du globe, et notamment d’Asie et d’Amérique du Nord, pour venir voir des films dans des salles aux jauges impressionnantes, et des foules de dizaines de milliers de personnes baguenaudant aux alentours du Palais comme si de rien n’était… Postposer le festival de quelques mois supplémentaires semble par ailleurs difficile, le calendrier de rentrée étant traditionnellement bien chargé, avec Venise puis Toronto, suivis de San Sebastian, Telluride et d’autres. Sans même parler du fait qu’un report à l’hiver profiterait objectivement à la Mostra vénitienne, déjà dans les petits papiers des studios américains, dans un climat de concurrence opposant les plus grands festivals.

On peut dès lors comprendre l’obstination de Thierry Frémaux à  » jouer la montre « . Les enjeux sont, du reste, énormes, qui dépassent le seul terrain artistique – Cannes demeure, au-delà du glamour, la Mecque du cinéma d’auteur, qui trouve là une vitrine et une rampe de lancement idéale – pour toucher aussi à l’économique. Une annulation serait ainsi vécue comme une catastrophe par un secteur déjà durement secoué par la catastrophe sanitaire et ses conséquences, pour qui Cannes constitue le nec plus ultra. On en veut pour preuve l’importance prise par le Marché du film, lancé en 1959, et devenu, au fil des ans, le rendez-vous incontournable des professionnels du monde entier. Ils étaient ainsi quelque 12 500 en 2019, producteurs, acheteurs, distributeurs ou autres programmateurs, venus y mener leurs affaires – un must absolu, à tel point que dès les premières rumeurs d’annulation, des voix se sont élevées pour organiser un marché virtuel qui permettrait d’assurer la pérennité du business. D’autres hypothèses plus ou moins crédibles d’alternatives à une annulation sans autre forme de procès circulent, comme une réduction sensible de la voilure du festival, voire encore une  » décentralisation  » partielle sur Paris.

Au quotidien Le Monde, qui l’interrogeait le 12 mars sur les incertitudes planant sur le millésime 2020 de la manifestation, Thierry Frémaux répondait, adepte malgré lui de la méthode Coué :  » On a coutume de dire que le Festival de Cannes est le premier événement annonciateur de l’été. Disons, pour rester optimistes et combatifs, qu’il sera le premier événement planétaire de la vie retrouvée.  » On aimerait pouvoir en accepter l’augure…

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