Tempête au box office

En plein contexte électoral, aux Etats-Unis comme en Europe, le film catastrophe The Day After Tomorrow fait l’effet d’une bombe environnementale jetée sur l’échiquier politique. Excellent outil de sensibilisation aux périls du réchauffement climatique ? Ou pétard mouillé, voire contre-productif ?

Concentrez en quelques semaines plusieurs siècles û voire des millénaires û de notre ère géologique. Choisissez un thème original et d’actualité (le changement climatique), jamais traité par le cinéma. Assurez-vous les services des meilleurs spécialistes au monde en matière d’effets spéciaux. N’hésitez pas à asséner à vos spectateurs les clichés hollywoodiens les plus lourds : héros incompris et seul contre tous, amours et flirts adolescents, familles disloquées û puis raccommodées û par des forces incontrôlables, réajustement des relations après les actes de bravoure, réflexions à l’eau de rose et regards de biches éplorées lors du dénouement final, etc. Ensuite, saupoudrez le tout de pincées judéo-chrétiennes bien dosées. Arrangez-vous pour que les  » mauvais « , après avoir réalisé que les  » bons  » avaient vu juste dès le départ, fassent amende honorable dans un bel épisode d’auto-flagellation publique. Lancez, enfin, une énorme campagne médiatique autour de votre mixture.

Au total, votre marmite cinématographique accouchera de The Day After Tomorrow ( Le Jour d’après), un produit made in USA de 125 millions de dollars, lancé fin mai en sortie quasi simultanée dans 110 pays, l’un des films les plus coûteux et complexes (sur le plan technologique) de l’histoire du cinéma. Soit une énorme machine commerciale qui, forte de ses 210 000 entrées pendant les cinq premiers jours de projection rien qu’en Belgique (selon 20th Century Fox, mieux qu’un James Bond !), déferle actuellement dans les salles obscures du monde entier. Un peu à la façon du raz-de-marée qui û moment fort du film û submerge New York, ses gratte-ciel et ses millions d’habitants.

Trêve de considérations purement subjectives ! Le Jour d’après est loin d’être un navet. C’est même un film sacrément bien fichu, pour peu qu’on accepte de se plonger dans un divertissement populaire et saisissant de réalisme, grâce aux images de synthèse particulièrement spectaculaires. Un scénario plausible ? Non, bien sûr. Aucune  » nouvelle ère glaciaire « , comme il en est question dans le film, ne peut s’abattre en quelques jours sur l’entièreté de l’hémisphère Nord de la planète. A fortiori à la vitesse d’une diminution de 10 degrés par seconde (!). Clairement assumée par le réalisateur, Roland Emmerich, cette option de pure science-fiction s’enracine néanmoins dans un fondement scientifique bien documenté, cautionné par les plus éminents climatologues.

Il est parfaitement possible, en effet, que l’accumulation très rapide, depuis la révolution industrielle, de gaz à effet de serre dans l’atmosphère entraîne, notamment, des perturbations dans la circulation du Gulf Stream. Or l’utilité de ce gigantesque courant marin est de ramener, depuis les tropiques, des masses considérables d’eau chaude (et d’air tempéré) vers le Cercle polaire et la Norvège. S’il devait être ralenti, voire arrêté à très long terme, sous l’effet de la fonte des glaces polaires, il plongerait l’Europe du Nord û paradoxalement û dans une température moyenne inférieure de plusieurs degrés à la situation actuelle.  » Là où le film glisse clairement dans la science-fiction, c’est lorsqu’il laisse entendre que le refroidissement pourrait être très brutal et qu’il pourrait sévir d’une façon tout aussi redoutable sur la côte Est des Etats-Unis « , explique Jean-Pascal Van Ypersele, climatologue à l’UCL. Le film pécherait même par contradiction flagrante avec les lois élémentaires de la thermodynamique, expliquent d’autres spécialistes.

Mais, si le Jour d’après s’avère intéressant, c’est surtout en raison du contexte politique dans lequel il survient. En matière de gaz à effet de serre (particulièrement le CO2), les Etats-Unis sont les plus grands pollueurs de la planète. Or le Congrès américain refuse de ratifier le protocole de Kyoto, ce premier pas, pourtant très timide, vers une réduction des émissions des gaz polluants. Depuis qu’elle est arrivée au pouvoir en 2001, l’administration Bush n’a posé aucun geste décisif (sauf, peut-être, le soutien à la recherche sur les nouvelles utilisations de l’hydrogène) pour intégrer en profondeur la donne climatique et énergétique dans les grands défis du développement durable.

La Nasa muselée

Avec un zèle peu commun, le président américain a placé ses hommes û souvent issus du sérail pétrolier û dans les rouages décisionnels les plus stratégiques en la matière. Ainsi, lorsqu’il a fallu choisir le nouveau président du Giec (un panel international de scientifiques de haut niveau, attelés à l’étude du climat), la Maison-Blanche a subtilement man£uvré (et avec succès) pour écarter Robert Watson, le président de l’époque (2002). Pourquoi ? Parce que celui-ci, indépendant face aux pressions, avait marqué son mandat par l’adoption, aux Nations unies, du rapport le plus accablant rédigé à ce jour sur l’évolution inquiétante du climat de la planète.

A cet égard, le film The Day After Tomorrow est une formidable chambre d’écho pour tous ceux qui, aux Etats-Unis, se démènent pour faire surgir le changement climatique au c£ur du débat public. Et, si possible, arracher des décisions concrètes en faveur de comportements énergétiques moins gloutons.  » Chaque fois qu’il en a eu l’occasion, George Bush a tenté de diluer les responsabilités de son pays dans l’évolution des gaz à effet de serre ; il jette régulièrement un voile de suspicion sur les informations scientifiques les plus autorisées « , déplore Jean-François Fauconnier, de Greenpeace. Mais, au siège bruxellois de l’association écologiste, on rappelle surtout, au-delà des outrances politiques ou verbales de George Bush en personne, les particularités du système américain : le financement direct et massif des campagnes électorales par les lobbys liés aux combustibles fossiles (pétrole, gaz, charbon), la multiplication de  » think-tanks  » très orientés (des groupes d’échange de prestige, axés sur la discussion, destinés à discréditer la thèse de la responsabilité humaine dans l’évolution du climat) et les tentatives répétées de bâillonner les voix scientifiques américaines jugées trop alarmistes. Ainsi, plusieurs mois avant la présentation du film d’Emmerich, le personnel de la Nasa, l’agence spatiale américaine, a reçu l’ordre formel et militaire de s’abstenir de tout commentaire sur Le Jour d’après. Une tentative de censure d’autant plus absurde que l’un des principaux conseillers scientifiques du film travaille… à la Nasa.

Adroit, Emmerich a invité des climatologues de renom aux avant-premières de son nouveau film, y compris sur le continent américain. Une fois gommées les invraisemblances du scénario, ceux-ci ont livré leurs commentaires très enthousiastes. Dans la presse, le débat s’est rapidement ouvert autour de la question la plus immédiate : jusqu’où tout cela est-il plausible ? Mais, à partir de sites Internet créés pour l’occasion, des spécialistes ont été amenés à répondre aux questions plus variées du public sur l’évolution du climat. Quant à l’opposition politique outre-Atlantique, elle s’est emparée comme un seul homme du Jour d’après, profitant de l’année électorale et de la déconfiture de George Bush au Moyen-Orient. Ainsi,  » MoveOn.org « , un réseau politique proche de l’ancien vice-président démocrate Al Gore, ne s’est pas fait prier pour donner une fantastique publicité au film d’Emmerich. Dans la foulée de l’avant-première, Gore vient d’annoncer une tournée des villes américaines pour discuter du réchauffement du climat. Il faut dire que le réalisateur n’a pas fait dans la dentelle anti-Bush : dans le film, le président des Etats-Unis, plutôt ouvert aux inquiétudes des scientifiques, ressemble comme deux gouttes d’eau à Al Gore, candidat malheureux contre Bush dans la course à la Maison-Blanche en 2000. Le vice-président, lui, qui prend la succession du premier, définitivement  » refroidi  » par l’assaut de l’eau et de la glace, évoque clairement Dick Cheney, actuel titulaire du vrai poste. Plus manichéen, tu meurs…

En Europe, les réactions ont suivi à la vitesse de l’éclair. A Bruxelles, capitale de l’Union, le soir même de la première projection, les Verts du Parlement européen, en campagne électorale, distribuaient une première fournée de 5 500 dépliants didactiques, commentant directement la super-production américaine et insistant, au-delà des exagérations, sur la réalité du changement climatique. Surprise par une caméra d’AB3 à la sortie de l’UGC de la porte de Namur, à Bruxelles, Margot Wallström, la commissaire européenne à l’Environnement, ne cachait pas son enthousiasme :  » Ce film est un formidable appel à la mobilisation, en Europe comme ailleurs.  » Quant aux militants de Greenpeace, ils avaient largement anticipé l’événement. Mis en branle pendant les semaines précédant l’avant-première, le siège britannique de l’association à l’arc-en-ciel a fignolé un site Internet alternatif et multilingue ( thedayaftertomorrow. org), véritable pastiche du site officiel ( thedayaftertomorrow.com). On y découvre un certain George Bush, au nez long comme celui de Pinocchio, producteur d’un autre film, celui des vraies catastrophes liées au climat enregistrées ces dernières années. Quant aux directeurs financiers de cette production  » bis « , ils répondent aux noms des grandes compagnies pétrolières du monde… Amusement garanti ? Oui, mais avec des informations scientifiques qui, elles, n’ont rien de fictif :  » Le jour d’après, c’est ( NDLR : un peu) aujourd’hui.  »

Reste la question centrale. Au-delà de l’émotion immédiate, ce film mobilisera-t-il les Américains û et les autres û à la lutte politique et concrète contre le réchauffement du climat ? A part les commentaires désabusés d’un sans-abri errant dans les embouteillages de New York, l’£uvre d’Emmerich est quasiment muette sur la multitude de gestes quotidiens qui sont partiellement responsables de ce phénomène. Au pays des grosses cylindrées 4 x 4 climatisées et boulimiques de carburant bon marché, il y aurait pourtant eu du travail…  » C’est peut-être consternant, mais c’est ainsi, constate Edwin Zaccaï, codirecteur du Centre d’études du développement durable (ULB) : davantage que les épais rapports et les colloques scientifiques, cette grande machine qu’est la fiction permet de rendre plus plausibles certains scénarios sur l’évolution du monde. Et, donc, plus proches du vécu des gens.  » Reste à voir si, en pleine déprime d’après le 11 septembre 2001, les Américains ne réagiront pas par une nouvelle bouffée d’angoisse et un nouvel accès de repli sur eux-mêmes. Démobilisateur et fataliste. Et, donc, stérile. Consulter, en supplément, le site du Vif : www.levif.be

Philippe Lamotte

La ressemblance des acteurs avec les hommes politiques n’est pas un hasard

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