« Télé Moubarak » fait de la résistance

Vilipendée pour sa couverture du soulèvement de la place Tahrir, la télévision publique du Caire peine à tourner la page de l’ancien régime. Censure et autocensure ont la vie dure.

DE NOTRE CORRESPONDANT TANGI SALAÜN

Planté au bord du Nil, le siège de la radiotélé-vision égyptienne accueille chaque jour quelque 24 000 employés. Pour accéder au bâtiment, il faut se frayer un passage entre barbelés et soldats armés.  » C’est un peu étrange d’aller au bureau dans ces conditions, mais on finit par s’y faire « , souffle Nabil el-Choubachy, rédacteur en chef du service français de la chaîne Nile TV International.

La télévision est le média officiel qui a affiché pendant le soulèvement contre Hosni Moubarak le plus d’ardeur contre-révolutionnaire, tandis que les chaînes satellitaires arabes, comme Al-Jazira, soufflaient, à l’inverse, sur les braises de la révolte.  » On a compris la ligne à suivre dès le 25 janvier, quand on a reçu l’ordre de parler d’incidents au Liban plutôt que de la manifestation sur la place Tahrir « , raconte Dora Abdel Razik, présentatrice à Nile TV. Images sélectionnées, chansons à la gloire de Moubarak diffusées en boucle, jeunes révolutionnaires qualifiés de  » petits voyous  » ou d' » Iraniens payés pour déstabiliser le pays « , appels à la population à s’armer, diatribes xénophobesà pendant deux semaines, la télévision publique a diffusé des mensonges, tout simplement.  » J’ai même vu des collègues téléphoner du studio voisin en criant qu’ils étaient attaqués par des pillards pour inciter les gens à rester chez eux « , témoigne un journaliste. Nombre d’entre eux ont d’ailleurs refusé de travailler pendant cette période.

 » La révolution a divisé les rédactions en deux, souligne Dora Abdel Razik. Mais, aujourd’hui, tout le monde ou presque est encore là et la cohabitation n’est pas toujours facile.  » Dans les couloirs de la télévision errent encore nombre d’épouses, d’enfants ou de nièces de caciques de l’ancien régime. Comme dans beaucoup d’autres institutions décriées, la  » purge  » postrévolutionnaire est restée limitée. Il y a aussi tous ceux qui, en bons soldats, ont toujours fait leur travail sans trop se poser de questions. A l’image de Nermine el-Bittar, présentatrice vedette du journal en arabe de la chaîne Une, qui a passé jusqu’à quatorze heures d’affilée à l’antenne au début du soulèvement.  » On sait à quoi on s’engage. Ce n’est pas moi qui écris mes textes et je n’ai pas le droit d’en modifier un mot sans l’accord du directeur de l’information, je ne fais donc que mon devoir « , se justifie-t-elle. Sans états d’âme ?  » Je me suis sentie déchirée pendant la révolution « , concède la jeune femme, qui dit avoir ressenti un  » énorme soulagement  » le jour où Hosni Moubarak a démissionné.

Les studios sont gardés par des soldats armés

 » Le lendemain, beaucoup ont retourné leur veste et tout le monde s’est lâché à l’antenne « , ironise Dora Abdel Razik. Mais certains vieux réflexes ont la vie dure. La censure et l’autocensure perdurent, par exemple, dans une institution désormais dirigée – de manière provisoire, assure l’armée – par un général.  » Depuis qu’il y a des manifestations pour critiquer l’armée, c’est tendu « , précise un journaliste. Ces dernières semaines, l’antenne de la télévision publique a parfois ressemblé à ce qu’elle était à l’époque de Moubarak, avec le maréchal Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées, dans le rôle de l’inaugurateur de chrysanthèmes. Et plusieurs animateurs de talk-shows sur des chaînes privées ont été convoqués par les autorités militaires pour s’expliquer sur les critiques qu’eux-mêmes ou leurs invités avaient formulées sur les brutalités commises par la police militaire à l’encontre de manifestants. L’armée a même envoyé aux chaînes des lettres d’avertissement pour leur demander de solliciter un accord préalable avant de diffuser tout sujet la mettant en cause  » en tant qu’institution « .  » Les généraux disent faire la distinction entre critique et insulte, mais eux seuls ont le pouvoir de décider où passe la ligne rouge « , grince un journaliste. A la télévision d’Etat, la tentation d’ignorer la censure est limitée : les studios sont gardés par des soldats armés de kalachnikovs… Pour s’y rendre, Dora Abdel Razik arpente chaque jour des kilomètres de couloirs éclairés au néon, entrecoupés de toilettes sales et d’échoppes vendant thé et biscuits. C’est dans un de ces corridors que l’ancien président de l’Union égyptienne de la radio et de la télévision Abdellatif el-Mennaoui, a été filmé au lendemain de la révolution, pourchassé par ses employés brandissant de colère leurs chaussures. Réputé proche de Gamal Moubarak et chargé, dit-on, de préparer l’opinion publique à ce que ce dernier succède à son père, il avait fait entrer Big Brother dans la radiotélévision.  » Il avait installé des caméras et des micros partout, placé des taupes dans toutes les rédactions, et seuls ses hommes de confiance pouvaient être à l’antenne en direct « , souligne Nabil el-Choubachy.

L’ex-ministre de l’Information a été acquitté

Protégé par l’armée, qui le créditait d’un mystérieux  » acte patriotique  » dans les derniers jours du soulèvement, Abdellatif el-Mennaoui n’a été écarté que plusieurs semaines après la chute de son mentor. Mais il n’a toujours pas été inquiété par la justice. Son ancien supérieur, le ministre de l’Information Anas al-Fekki, est certes poursuivi pour dilapidation de fonds publics, mais il a été acquitté le 4 juillet d’un premier chef d’inculpation, à la grande colère de ses anciens employés. Plusieurs d’entre eux participent depuis le 8 juillet à un sit-in sur la place Tahrir pour sauver la révolution et demander, notamment, l’accélération des procès des responsables de l’ancien régime. Mais tous sont conscients qu’un changement de têtes ne suffira pas à rendre sa crédibilité à la télévision publique.  » Pour cela, soupire Nabil el-Choubachy, il faudra au moins des années… « 

T. S.

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