Suspense au féminin

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Meilleur film français de l’année, La Tourneuse de pages captive avec une histoire de vengeance sur fond musical. Denis Dercourt s’y affirme digne émule du grand Hitchcock

Il suffit parfois de très peu de chose pour qu’une vie bascule. Pour Mélanie, ce fut l’inattention coupable de la présidente du jury du concours d’entrée au Conservatoire que la jeune pianiste présentait. Désinvolte, l’examinatrice, une virtuose connue, signa un autographe à une admiratrice, détournant son attention d’une candidate jusque-là brillante mais qui, surprise et décontenancée, rata la fin de l’épreuve. Mélanie n’était âgée que d’une dizaine d’années mais, dès la porte refermée derrière elle, sa décision était prise : elle arrêtait le piano. Dix ans plus tard, devenue adulte et stagiaire dans un cabinet d’avocats, elle allait se retrouver en présence de celle par laquelle son malheur arriva. De coïncidence il n’était point question, mais bien de calcul déterminé, soutenu par un sourd désir de vengeance…

De la double confrontation de deux êtres liés à jamais par un incident aux conséquences énormes, Denis Dercourt fait dans La Tourneuse de pages un spectacle d’une rare intensité, au suspense digne du meilleur Hitchcock et aux profondes résonances humaines. Projeté en mai dernier au Festival de Cannes, dans la section Un certain regard, le film y reçut un remarquable accueil de la critique unanime, bien meilleur que celui réservé aux films français retenus en compétition. Il y fut aussi et rapidement vendu dans le monde entier, confirmant l’impact universel d’une histoire et d’un style en tout point accomplis.

La mécanique du suspense

Avant de passer à la mise en scène, Denis Dercourt (42 ans et 5 films à son actif) fut musicien professionnel, jouant l’alto solo au sein de l’Orchestre symphonique français et enseignant le même instrument et la musique de chambre au Conservatoire national de Strasbourg. Un dernier emploi que le réalisateur des Cachetonneurs, de Lise et André et de Mes enfants ne sont pas comme les autres occupe toujours, histoire de ne pas dépendre du cinéma pour sa subsistance et de garder une indépendance créative qui lui est  » absolument nécessaire « . Sur le chemin menant à La Tourneuse de pages, une histoire de vengeance devenant de plus en plus riche, ambiguë, fascinante, Dercourt découvrit  » à quel point les mécanismes du suspense sont proches des techniques d’écriture de la musique, avec, en commun, les notions de tension/détente, ralentissement/accélération, les cadences, les variations de tempo, les points d’orgue, les points d’arrêt, pour ne citer que quelques exemples…  »

Avec son copain Dominique Moll ( Harry, un ami qui vous veut du bien), Denis Dercourt incarne la troisième génération des cinéastes français ouvertement  » hitchcockiens « , après celle des Chabrol, Rohmer et Truffaut, puis celle des Miller et Téchiné. L’art du suspense est porté à un très haut niveau par La Tourneuse de pages, et il s’accompagne d’une remarquable dimension humaine. La maîtrise, impressionnante, n’est pas ici une fin en soi, mais le moyen d’obtenir cette  » implication active du public  » que vise un réalisateur soucieux de cultiver  » une dimension essentielle du cinéma, qui est de porter le désir du réalisateur à la rencontre de celui du spectateur « . Et, de désir, il en est fortement question dans le film de Dercourt, où le renversement des positions de départ, entre la virtuose arrogante désormais fragilisée et l’ex-élève découragée devenue détentrice d’un certain pouvoir, se complique de nuances psychologiques, d’ambiguïtés fuyant la division simpliste entre  » gentille  » et  » méchante « , d’un érotisme, aussi et surtout, qui reste dans le non-dit et en acquiert plus de poids encore.

Un duo/duel extraordinaire

Il fallait, pour incarner Ariane Fouchécourt et la jeune Mélanie Prouvost, sa victime innocente devenue son bourreau potentiel, deux interprètes hors normes. Denis Dercourt les a trouvées en la personne de Catherine Frot et Déborah François. Actrice d’exception, admirée déjà au théâtre avant de se faire un nom au cinéma dans Un air de famille, la première nommée a acquis une grande popularité à l’écran à travers des rôles de bourgeoises plus ou moins pincées ou fofolles. Pour La Tourneuse de pages, elle a suivi d’harassantes leçons de piano, afin de jouer parfaitement les scènes de play-back.  » Je la savais formidable actrice dans la comédie, et donc capable d’être aussi bonne dans un contexte dramatique, tant il est vrai que la comédie requiert une précision extrême qui facilite l’approche du jeu dit sérieux « , commente Dercourt qui trouvait aussi  » intéressant de placer Catherine, qui est dans la maîtrise, dans un personnage qui justement est en train de perdre sa propre maîtrise…  » Pour incarner Mélanie, le cinéaste français a choisi la jeune comédienne belge Déborah François, révélée par les frères Dardenne dans L’Enfant.  » Nous étions en plein casting, se souvient-il, et Michel Saint-Jean, mon producteur qui est aussi distributeur en France de L’Enfant, m’a appelé dès son retour du Festival de Cannes en me disant :  » Ne cherche plus ! C’est elle qu’il nous faut !  » Il était assis à côté d’elle au dîner de clôture et, la voyant maquillée, tout en beauté, il avait eu la sensation immédiate qu’elle serait parfaite pour mon film.  » Un essai plus tard, Denis Dercourt réalisait  » à quel point Déborah est une actrice incroyable, avec un instinct physique, un sens des déplacements, qui est rarissime à 18 ans seulement, et puis avec ce mélange d’opacité dans le visage inscrutable et de capacité à faire affleurer les émotions les plus subtiles, qui était idéal pour le personnage…  » Ayant eu, initialement, l’idée de filmer les deux femmes en champ/contre-champ surtout, le cinéaste sut, dès qu’il vit Catherine et Déborah réunies, qu' » il fallait au contraire les cadrer ensemble, dans le même plan, et que ce serait autrement plus fort « . Fort est un terme… faible, pour décrire l’expérience intense que La Tourneuse de pages fait partager !

Louis Danvers

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