Sur le sentier de la guerre
Cinquante ans après La Guerre des boutons d’Yves Robert, l’ouvre de Louis Pergaud aiguise l’appétit de deux producteurs, qui lancent chacun leur adaptation. Les films sortiront à la rentrée. Enquête sur un duel absurde.
C’est du jamais-vu. Au mois de septembre, deux longs-métrages tirés d’un même livre vont sortir quasi en même temps. La Guerre des boutons, donc, d’après Louis Pergaud. D’un côté, un film de Yann Samuell avec Mathilde Seigner, Eric Elmosnino, Alain Chabat et plein d’enfants. De l’autre, un film de Christophe Barratier avec Kad Merad, Laetitia Casta, Guillaume Canet, Gérard Jugnot et plein d’enfants (pas de sortie prévue en Belgique). Le premier est produit par Marc du Pontavice, dont le financement de dessins animés pour la télé a assuré une belle assise, et celui de Gainsbourg, vie héroïque, une belle crédibilité artistique. Le second est produit par Thomas Langmann, dont des projets démesurés comme Astérix et Obélix aux Jeux olympiques ou le diptyque sur Mesrine en ont fait le digne héritier de son père, Claude Berri. Chacun de son côté, du Pontavice comme Langmann est sûr de son bon droit. Dans le landerneau du cinéma, ce sont bien les seuls. » C’est un concours de fric et d’ego qui n’est pas à l’honneur du cinéma français « , s’énerve un investisseur, résumant là ce que tout le monde pense dans le milieu. N’empêche. Depuis bientôt un an, la profession assiste, médusée, à un affrontement sans merci que n’auraient pas désavoué Machiavel, Lao-tseu ni Vauban. Un comble quand on sait que Pergaud, tombé au champ d’honneur en 1915, était un pacifiste convaincu.
» Il est vrai que les idées, quand elles sont dans l’air, circulent mystérieusement » (1)
Certes, on se bat beaucoup dans le roman. Mais les grivetons et capistons y sont hauts comme trois pommes, gamins de deux villages voisins qui se châtaignent dans le plus simple appareil afin de ne pas se voir dépouillés de leurs boutons, trésor de guerre des vainqueurs. En 1961, Yves Robert pérennise l’£uvre de Pergaud en l’adaptant dans la France de De Gaulle. » Personne ne voulait de ce projet « , se souvient sa veuve, Danièle Delorme, désormais légataire d’un des plus gros succès du cinéma français (près de 10 millions de spectateurs). En 2009, Christophe Cervoni, jeune producteur, ambitionne de coller plus fidèlement au livre, dont l’action se déroule à la fin du xixe siècle. » Quand les versions pilotées par Marc du Pontavice et Thomas Langmann sont arrivées sur le marché, j’ai dû laisser tomber. » Et pour cause : le pot de terre ne s’est pas heurté à un, mais à deux pots de fer.
D’abord, Marc du Pontavice. En janvier 2010, le programme scolaire de son fils le ramène au bon souvenir de La Guerre des boutons. » On y trouve des notions que nos enfants ont totalement perdues : partir des heures sans que les parents s’inquiètent et profiter de la nature environnante. » Le projet, dont l’action est également située en 1960, est confié au réalisateur Yann Samuell, qui, après Jeux d’enfants et L’Age de raison, peut enfin aborder de front son sujet de prédilection, la jeunesse. Un synopsis sous le bras, du Pontavice fait un premier tour de piste durant le Festival de Cannes 2010. » Pas un financier n’a fait la moue. Tous voulaient lire un scénario fini. »
Ensuite, Thomas Langmann. En juillet 2010, il reçoit un script en recommandé : une adaptation de La Guerre des boutons, écrite par un inconnu d’une vingtaine d’années qui l’a envoyée à toutes les grosses maisons de production. Partout retoquée. Mais Langmann caresse l’idée d’une nouvelle Guerre des boutons depuis longtemps. Et une lettre jointe l’informe que l’£uvre de Pergaud tombe dans le domaine public au mois d’octobre. » Le script n’était pas bon, mais, pour m’avoir donné une info que j’ignorais, j’ai reçu l’expéditeur, lui ai signé un chèque de 15 000 euros et il sera remercié au générique « , confie le producteur. Lequel propose le film à Christophe Barratier, avec qui il devait mettre en chantier un nouvel Astérix avant que la licence ne file chez la concurrence. Leur Guerre des boutons se déroulera en 1944, manière assez maligne de muscler le scénario en émotion.
» Vous ne voulez pas de rien, il faut tout garder «
En octobre 2010, Thomas Langmann approche Canal +. Où il s’entend dire qu’une autre Guerre des boutons est déjà en préparation. Un responsable de la chaîne cryptée donne une date butoir aux deux : le 24 janvier 2011, un comité se réunira et tranchera. Dès lors, c’est à qui aura le meilleur scénario, le plus beau casting, le financement le plus solideà Et à qui aura la fameuse réplique » Si j’aurais su, j’aurais pas venu « , qui n’appartient pas au livre, mais au film d’Yves Robert. Car ne nous leurrons pas : ce que visent du Pontavice et Langmann n’est pas tant l’£uvre ciselée de Pergaud que celle ultrapopulaire du réalisateur, dont Danièle Delorme garde farouchement les droits. Les producteurs se fendront d’ailleurs, chacun de leur côté bien évidemment, d’une invitation au restaurant avec l’inoubliable Marthe d’ Un éléphant, ça trompe énormément. » En plus des droits de remake ou au moins de celui d’utiliser des répliques d’Yves, se souvient-elle, ils voulaient surtout que j’arrête l’exploitation de ma Guerre des boutons. » Sauf qu’à la valeur affective du long-métrage s’ajoute l’économique : pas moins de dix copies tournent toute l’année à travers la France. Pour nos deux producteurs, ce sera donc deux cafés, l’addition et un refus.
» Non, on peut le dire, les langues ne chômaient pas «
Mi-janvier 2011, les rumeurs enflent et prennent des proportions absurdes. » Thomas Langmann a payé 800 000 euros pour utiliser « Si j’aurais su, j’aurais pas venu » « , souffle un metteur en scène qui n’a rien à voir avec l’histoire. » 1,6 million, même ! » surenchérit en riant l’incriminé, affligé par les racontars et également soupçonné de lobbying. Ainsi aurait-il proposé à Yann Samuell un chèque en blanc pour un long-métrage de son choix, si le cinéaste lâchait le projet. » N’importe quoi ! s’insurge le producteur. C’était juste une blague lancée à son agent : « Il veut pas un chèque pour un autre film ? » Si on prend chacune de mes vannes pour un pont d’or, je ne suis pas rendu ! » » Il doit aimer le comique de répétition, réplique Yann Samuell, car il a appelé plusieurs fois. Et il a fait la même chose avec mes comédiens et la plupart de mes techniciens. » Mathilde Seigner, elle, nie avoir eu droit au coup de fil. » De toute façon, dans ce genre de litige, c’est le premier qui tire qui gagne, déclare-t-elle. Et notre film sort avant le leur, alorsà «
» Et maintenant, allumons ! «
Malgré cette avance, du Pontavice est coiffé au poteau chez Canal + par Langmann. La chaîne propose au premier un soutien de poids, mais à la condition sine qua non qu’il sorte sa Guerre un an après celle de son concurrent. » J’étais furieux « , reconnaît Marc du Pontavice, qui refuse et se contente du coup d’un soutien très léger. Du côté de TF 1, on ne choisit pas. » Persuadés que l’un ne se ferait pas, ils ont signé les deux pour être sûrs de ne pas passer à côté du bon « , explique un proche de la maison. On pourrait creuser et développer ce pataquès économique, mais on s’éloignerait trop du champ de bataille en cause.
En juin 2011, Marc du Pontavice a réuni ses 12,6 millions d’euros pour un film qui se tourne depuis bientôt deux mois à la frontière du Limousin et du Poitou-Charentes. Ça rigole, ça chahute, et Samuell est aux anges. » A la place du « Si j’aurais suà », les enfants m’apportent naturellement une cascade de fautes de syntaxe. Je suis comme un gamin dans une confiserie, ne sachant quel bonbon choisir. » Et du côté auvergnat, là où Barratier, depuis peu, a mis son film à 16 millions d’euros en chantier ? On ne sait pas. Interdiction d’entrer. A moins de s’engager contractuellement, en cas d’article, à ne pas s’étendre sur cette guerre des Guerre. Ce qui va être difficile. A la limite de la faute professionnelle.
» Alors, ça y est, c’est ce soir qu’on leur z’y fout ! «
Le plus beau coup de Trafalgar survient fin juin. Mars Films, distributeur du Langmann-Barratier, annonce une sortie en France le 28 septembre – quand le film finit de se tourner fin juillet ! Une logistique ultradynamique est mise en place, telle l’équipe de montage multipliée par trois. En face, UGC, qui devait distribuer le du Pontavice-Samuell le 23 novembre, réagit immédiatement et avance sa Guerre au 14 septembre. Dans le camp adverse, on exulte, car on n’attendait que cela ! » En se plaçant si tôt, leur promotion est morte, assure l’un d’eux. La presse ne rentre pas avant la mi-août. » » On n’est pas des naïfs, répond Marc du Pontavice. On était prêt à cette éventualité et on est déjà bien présent médiatiquement. » Et Langmann de vouloir en découdre, au point d’avancer encore au 21 septembre. Un mano a mano, en quelque sorte. Afin que le public soit seul juge. Danièle Delorme, elle, assure qu’elle ira voir les deux. » Je dirai même à chacun des producteurs que j’ai beaucoup aimé « , lance- t-elle malicieusement. En attendant, elle étudie de près la proposition de Gaumont, qui désire ressortir vers la Toussaint la version d’Yves Robert en numérique, forcément mise en lu- mière par ce duel. C’est de bonne guerre.
(1) Toutes les citations sont extraites de La Guerre des boutons, de Louis Pergaud. Folio.
Christophe Carrière
Depuis un an, la profession assiste, médusée, à un combat sans merci
» C’est un concours de fric et d’ego, qui n’est pas à l’honneur du cinéma «
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