Sur le banc

Les Anges dînent au Ritz, par William Trevor. Nouvelles traduites de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 250 p.

Ruine, par Alain Spiess. L’Arpenteur, 150 p.

C’est trompeur le désespoir. Comme dans le poème de Prévert, il n’a l’air de rien. De cet homme en vieux costume gris, assis sur un banc public, qui fume son petit ninas et dont la présence torture quiconque découvre son sourire et le lui renvoie. Les récits de William Trevor sont parcourus par cet intime sourire en miroir, sorte de bombe à neutrons qui dévaste l’âme sans trop détruire les apparences. On doit à cet Irlandais pur jus, né à Cork en 1928 et installé dans le sud de l’Angleterre, des romans aussi bouleversants que En lisant Tourgueniev ainsi que de nombreuses nouvelles, un genre où son regard à la fois impitoyable et fraternel trouve un moyen d’expression idéal. On notera aussi qu’il était sculpteur avant de décider un jour d’échanger le burin contre la plume.  » Est-ce d’avoir patiemment caressé, modelé le vivant qui le rend à ce point sensible à la flétrissure de tout ? » se demandait naguère son éditeur français Jean-Pierre Sicre dans la présentation de Une famille heureuse, nouvelle superbe et terrifiante dans sa simplicité, qui figure dans le présent recueil, Les Anges dînent au Ritz.

Que les nouvelles aient pour décor l’Irlande du Sud, Londres ou Florence, elles jaillissent comme des fleurs vénéneuses de l’ordinaire de la vie. Chacun peut ressentir l’échec ou la souffrance des personnages comme un possible écho de ce qu’on a pu soi-même éviter, ou pas entièrement ou û qui sait ? û pas du tout. Ce sont des destins banals et navrants comme celui de ce moniteur d’auto-école asservi à tout, les actes manqués qui laissent au c£ur des regrets ineffaçables, l’effondrement des illusions sur l’être aimé ou admiré, le calvaire silencieux de cette fille sacrifiée à la prospérité de la ferme paternelle, l’emprise de la perversité sur l’innocence ou les fêlures minimes et sournoises qui font leur chemin jusqu’au désastre final. A moins qu’on ne s’illusionne farouchement sur un amour en semi-perdition. Comme, dans la nouvelle-titre, où ce couple londonien qui a  » réussi  » est embarqué, malgré les réticences de l’épouse, dans une soirée échangiste chez ses meilleurs amis. Ici comme dans les autres textes, la volonté de Trevor de recueillir l’écume des jours pour en extraire ce qu’il y a de plus intime û et donc de plus  » indicible  » au double sens du terme û relève moins d’une sorte de sadisme ou de pessimisme foncier que de ce regard compatissant posé sur les blessures de combattants d’une même guerre. Et quand le talent s’en mêle à ce point, cela tient plus du régal que d’un noir brouet. D’ailleurs, ne sait-on pas que s’instruire des maux des autres peut aussi s’avérer d’un inavouable réconfort et permettre de mieux endurer ceux qui, éventuellement, nous affligent ?

Avec l’excellent écrivain Alain Spiess et son roman Ruine, c’est sous la forme d’une banquette de restaurant qu’apparaît le banc du désespoir. Deux hommes partagent un repas à l’Hôtel de la Côte, à Luc-sur-Mer. C’est là que Sebain, l’inviteur et  » ancien propriétaire des Eaux de Clarbec « , a ses habitudes de vieux garçon. L’invité, qui est aussi le narrateur û un perdant, malchanceux même en amour û, se serait bien passé de ce tête-à-tête de routine que sa patronne de s£ur lui a imposé, avec l’homme dont elle rachète l’entreprise en mauvaise posture. Tout est superbement machiné par l’auteur pour exprimer l’ennui torpide où mijote ce frère obéissant : des répétitions qui figent le temps, l’obsédante photo murale (et bientôt emblématique) de  » la baleine échouée sur la plage de Luc-sur-Mer « , et aussi cette rumeur particulière, vaguement maritime, des salles de restaurant, d’où émergent aux tables voisines des propos fugaces plus ou moins révélateurs d’identités : un faux couple manifeste, une grande gueule de photographe américain, des wonderboys aux propos graveleux, une famille réunie pour l’anniversaire d’une fillette qui se prend une gifle au passage, d’autres encore. Et puis, il y a Sebain, et sa façon placide et détestable de régenter le repas selon ses goûts comme font si bien les hommes d’affaires, forts de l’avantage du terrain. Un Sebain qui s’avère de plus en plus indigeste au fil d’un repas dont plats et boissons rythment les chapitres. Qui mâchonne, marmonne comme à part soi, dissèque son gigot, boit comme un trou, ruisselle de sueur, hoquette entre deux bribes de soliloque. Et il y a ce temps qui n’en finit pas de ne pas passer pour son vis-à-vis quelque peu embrumé par les vins fins et de plus en plus absent de la partie… Jusqu’à ce que la pathétique et horrifiante vérité, surgie d’un lointain passé, vienne à couler des lèvres de Sebain que le calvados de la maison Dupont à Victor-Pontfol a dégraissées des traces du gigot aux quatre épices douces. Une triste histoire d’amour désespéré et une ignoble et désespérante histoire de guerre qui rapprochent cet homme d’affaires dépossédé et solitaire de l’image récurrente de  » la baleine échouée sur la plage de Luc-sur-Mer « . Et peut-être aussi de l’expert en échecs personnels qu’il indisposait tant. On retrouve ici le don magistral d’Alain Spiess pour organiser d’une écriture à la fois fluide, sinueuse et toujours aux aguets, des climats énigmatiques, en attente de dénouements dont la fragilité humaine livre le pénible secret.

Ghislain Cotton

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire