Sous le signe de Cobra

Fils du peintre et graveur Pierre Alechinsky, Ivan Alechine livre, avec Oldies, un conte autobiographique jazzy et survolté. Dans cet autoportrait d’un jeune poète en écorché vif, il revient sur sa jeunesse passée entre Belgique et France et rend hommage aux grandes figures du mouvement Cobra.

Pour Ivan Alechine, tout commence à Sauvagemont, au tournant des années 1950 et 1960. Cette parcelle verdoyante du Brabant wallon, où s’enracinent ses premières émotions, il s’y dit lié  » comme à sa première bulle de savon « . Une bulle magique et irisée où sa grand-mère paternelle lui enseignait, déjà, à regarder de l’Autre côté du miroir, en lui lisant en anglais le chef-d’£uvre de Lewis Carroll.  » Pour l’enfant que j’étais, confie-t-il, la Belgique représentait ce pays avec des maisons fabriquées en pain d’épice, comme à Noël ou sur les cartes postales, où tout est brillant, où les étoiles tombent du ciel et où l’espoir d’un coup de baguette magique existe toujours, un peu comme dans le film La Vie est belle, de Frank Capra.  »

Par contraste, ce coin de Belleville où Pierre Alechinsky avait installé son atelier dès le début des années 1950, avait plutôt le goût d’un long octobre, un peu grisâtre. D’autant que son père, fort pris par son travail de création, lui paraissait d’accès assez difficile :  » Il se racontait à travers ses peintures et ses écrits mais, au quotidien, il n’aimait pas tellement se livrer. En outre, comme lui-même avait connu des moments difficiles étant enfant, il craignait que l’histoire ne se répète et était assez angoissé quant à mon avenir.  » Ce père quelque peu distant, il apprendra vraiment à le connaître par l’intermédiaire des amis qui fréquentaient son atelier. Parmi eux, Christian Dotremont, le poète Jean Raine, l’ethnomusicologue Benoît Quersin ou encore le peintre danois Asger Jorn qui fera un jour ce superbe cadeau au tout jeune Ivan émerveillé : peindre sur la penderie de sa chambre  » un Don Quichotte et Sancho Pança nordiques en rose et bleu pâle, gris et blanc – presque argent, une merveille à hauteur de petit garçon « .

C’était en 1955 et, si l’aventure du mouvement Cobra était déjà officiellement achevée, l’esprit en soufflait encore quelque part du côté de Belleville, dans un atelier que partageaient en complices Asger Jorn et un Pierre Alechinsky alors âgé de 27 ans.  » Asger fait partie de moi, souligne Ivan Alechine. D’ailleurs, toute cette bande de Cobra était incroyable, par sa façon d’être libre avec le temps, de sembler s’amuser en travaillant, l’esprit tournant à dix mille tours minute. Ils avaient vraiment cet £il sauvage dont parlait André Breton. « 

Expérience africaine

Mais le temps passait et Cobra était comme une supernova qui aurait explosé il y a des milliers d’années, en un scintillement unique, dont l’éclat à présent dispersé ne parvenait plus à percer la matière sombre de son adolescence. A 18 ans, shooté à Lautréamont et arborant des tenues vestimentaires aussi noires que ses idées, le jeune Ivan cherchait une issue de secours. Celle-ci se présenta sous les traits joviaux de Benoît Quersin, déjà croisé parmi les familiers de son père. Musicologue, producteur d’émissions de jazz et de musique pop à la RTB, il projetait à l’été 1971 un grand voyage ethnomusicologique dans ce qui était encore le Zaïre, à la découverte de sons et de musiques encore inconnues :  » J’ai décidé que je serais de la partie et ça a été deux mois d’une espèce de fête totale ! On est allé en pays Mongo, dans des endroits où personne n’avait encore mis les pieds, si ce n’est peut-être quelques missionnaires. On avait deux enregistreurs Nagra, une table de mixage et on enregistrait comme en studio. Les polyphonies des Ekondas et des Pygmées Batwas étaient extrêmement élaborées, et le musicologue aguerri qu’était Benoît m’indiquait que tel chant lui évoquait une mélodie qu’on retrouve chez Brahms ou rappelait tel arrangement de Bill Evans. « 

Son expérience africaine, il la résumera d’une formule lapidaire et non dénuée d’humour :  » Parti pour en finir, je revins pour commencer.  » Ce nouveau départ se concrétisera à partir de notes prises au jour le jour pendant l’expédition, de réflexions et de poèmes qui formeront plus tard la matière de Tapis et caries, paru chez Fata Morgana. Saisi par le virus de l’écriture et de la poésie, le fils-Cobra a décidément réussi sa mue. Fin 1971, Ivan découvre, fasciné, le roman Ptah Hotep, qui lui apparaît comme une sorte de Salambô du XXe siècle, traduction miraculeusement exacte du vécu émotionnel de son périple africain. S’ensuivra une amitié de vingt ans avec l’auteur, Charles Duits :  » C’est mon grand maître, confie-t-il. C’était un hyper-doué, découvert par André Breton à New York, alors qu’il n’avait que 17 ans. J’ai vraiment su ce qu’était la mort quand il a disparu en 1991.  »

Prenant parfois la forme d’un Je me souviens perécien, mais en plus rageur et jazzy, Oldies nous entraîne au fil de bien d’autres expériences et rencontres fascinantes, qui seront autant de sillons creusés, autant d’occasions de réanimer cet £il sauvage et toujours en éveil qu’Ivan Alechine n’a cessé de porter sur le monde.

Oldies, par Ivan Alechine, éditions Galilée, 2012, 143 p.

ALAIN GAILLIARD

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire