Soljenitsyne à l’ouvre

Une exposition à Cologny, près de Genève, retrace la vie de l’écrivain russe et éclaire le colossal monument littéraire qu’il a édifié. Visite, en compagnie de sa veuve, Natalia Dmitrievna, sa collaboratrice la plus proche et la gardienne de sa mémoire.

Le c£ur de Natalia Dmitrievna, bientôt 72 ans, s’est serré quand elle a découvert, sur les hauteurs de Genève, l’exposition de la Fondation Martin-Bodmer consacrée à son mari et au père de ses trois enfants : Alexandre Soljenitsyne, le courage d’écrire. Pour la première fois, des objets personnels de l’écrivain sortaient de la maison de Troïtse-Lykovo, dans la campagne moscovite, bâtie au retour de leur exil américain, en 1994. Dans les vitrines de la salle conçue par l’architecte Mario Botta, la veste matelassée du  » zek  » matricule Chth-854, les feuilles manuscrites de L’Archipel du Goulag, les calepins, les crayons, les fiches, les samizdats cachés dans des paquets de gaufresà une vie entière et une £uvre monumentale, à l’égal de celles de Goethe et de Shakespeare, défilaient sous ses yeux.

Natalia Dmitrievna se dit qu’elle a eu raison d’accepter la proposition de Georges Nivat, grand slaviste, professeur honoraire à l’université de Genève, traducteur ( Le Pavillon des cancéreux, Août 14à) et, plus encore, l’ami fidèle, initiateur de cette exposition et maître d’£uvre du superbe catalogue de plus de 500 pages consacré à l’écrivain. Elle l’en remercie, d’ailleurs, à cet instant où il traduit ses propos pour Le Vif/L’Express.

Tout, pourtant, s’opposait à cette rétrospective. A commencer par le manque de temps.  » Alexandre Issaïevitch aurait dit qu’une exposition ne sert à rien, que la priorité demeure la publication de ses £uvres complètes en trente tomes. Et nous n’en sommes qu’au dix-septièmeà  » Natalia Dmitrievna fut au côté d’Alexandre Issaïevitch pendant quarante années. La jeune fille qui avait choisi les études de mathématiques – apolitiques – pour éviter la littérature – marxiste – revint au monde des lettres en devenant, en 1968, la dactylo, la secrétaire, la correctrice, l’éditrice, l’ange gardien d’un génie. A plusieurs reprises, Soljenitsyne lui rendit un vibrant hommage :  » [à] elle décidait des actions à entreprendre, des tactiques à adopter avec une rapidité que je qualifierais d’électronique. Le rythme effréné de mon action d’alors, elle le partagera d’emblée. « 

Trois ans après la mort du Prix Nobel de littérature, elle continue de publier, volume après volume, l’intégralité de son £uvre et elle tente de mettre de l’ordre dans les archives amassées au fil des ans, aidée de sa seule archiviste, Galina Tiourina. La vestale au regard mélancolique gère aussi le Fonds social russe, abondé par les droits d’auteur mondiaux de L’Archipel du Goulag, qui vient en aide aux anciens zeks, les prisonniers du système concentrationnaire soviétique. Deux mille survivants continuent de recevoir une pension pour les soins, les médicaments, un loyer. Natalia Dmitrievna doit aussi veiller au bon déroulement du prix Soljenitsyne, qui, chaque année, récompense un livre célébrant la culture russe. Bref, seuls ses  » conseillers avisés  » pouvaient la distraire de la feuille de route tracée par son défunt mari, et d’abord Claude Durand, l’ancien patron de Fayard, l’agent littéraire mondial de Soljenitsyne, présent sur plusieurs photographies de l’exposition.

Mais tout restait à faire : sélectionner les pièces, les légender, les acheminer, avec l’imprimatur du Roziso, un organisme rescapé de l’époque soviétique chargé de contrôler l’exportation temporaire d’objets d’art. Au passage, celui-ci préleva 6 000 euros pour la seule traduction de la liste des objetsà

Le résultat est là, et, en ce jour où le soleil est au rendez-vous sur le lac Léman, Natalia Dmitrievna arbore un beau sourire. Pour la première fois sont exposés tous les carnets, crayons, manuscrits, textes dactylographiésà du héros solitaire tout droit sorti d’une tragédie grecque qui eut  » le courage d’écrire  » en se levant contre la barbarie communiste.

Sans doute faut-il avoir, en plus du génie, la foi chevillée au corps et un caractère obsessionnel pour mener à bien un tel combat.  » Depuis l’âge de 10 ans, Alexandre Issaïevitch a eu l’absolue certitude qu’il serait écrivain « , affirme Natalia.  » C’est une vocation « , précise Georges Nivat, une nécessité impérieuse de l’ordre du  » rythme respiratoire « ,  » quelque chose de vital « . Encore faut-il être un bourreau de travail. Soljenitsyne a composé L’Archipel du Goulag en cent quarante-six jours à peine, dans une métairie d’Estonie, à l’abri du KGB.  » Ce n’était pas moi qui écrivais, dira-t-il, j’étais porté, ma main se mouvait toute seule ; j’étais comme un ressort qu’on aurait comprimé pendant un demi-siècle et brusquement relâché.  » Il se réveillait à 2 heures et, lorsque le jour se levait – vers 10 heures dans cette région boréale -, il avait abattu le travail d’une journée. Mais cela n’était pas suffisant. Il embrayait sur une seconde tranche de travail, jusqu’à 18 heures. Dehors, la température descendait jusqu’à 30 °C en dessous de zéro. Il devait couper du bois, alimenter le poêle. Il travaillait debout, le dos appuyé à la surface lisse du poêle de faïence, ou étendu, sous les couvertures. Il se couchait à 19 heures, épuisé.

Soljenitsyne était un écrivain marathonien. Il consacra vingt années de rédaction et de réécriture (jusqu’à six fois pour un même texte) à son autre £uvre colossale, sur l’histoire de la Russie contemporaine, La Roue rouge, découpée en 83 chapitres pour Août14, 75 chapitres pour Novembre seize, etc. Et là encore, il multiplie les dégagements historiques, botaniques, sociologiques, dont on peut retrouver l’ébauche dans ses carnets.  » Seul un mathématicien, extrêmement organisé, pouvait élaborer une telle £uvre « , affirme son épouse. Un mathématicien doublé d’un ouvrier en fonderie.  » La création littéraire, disait l’auteur d’ Une journée d’Ivan Denissovitch, consiste à casser de la vieille fonte à l’aide de marteaux, à la faire fondre et à lui donner une nouvelle forme.  »

Natalia Dmitrievna n’eut jamais accès à cette phase brute de la création. Son intervention auprès du Vulcain des lettres russes était plus en aval. Elle saisissait les textes sur une feuille de format A 4 libérant de vastes marges dédiées à ses remarques et suggestions, qu’elle marquait à l’encre noire. Soljenitsyne lui répondait par un simple + s’il entérinait la correction. Dans le cas contraire, il justifiait – à l’encre bleue – son désaccord. Un jour, sans doute, cette extraordinaire correspondance sur une £uvre en gestation, dont l’exposition et l’album donnent un aperçu, sera-t-elle publiée. Natalia Dmitrievna y songe.

Le jour de son mariage, en 1973, elle avait une  » claire vision  » de son rôle au côté d’Alexandre Soljenitsyne :  » Partager son combat. Partager son travail, lui donner et élever une descendance digne de lui, (à) pour toujours.  » Ce sera en effet pour toujours.

Soljenitsyne, le courage d’écrire. Fondation Martin- Bodmer/éd. des Syrtes, 523 p.

Exposition à la Fondation Martin-Bodmer, Cologny (Suisse), jusqu’au 16 octobre. www.fondationbodmer.org

Emmanuel Hecht

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